[Valls a raison : le régime politique en place ne distingue pas entre les hommes, entre les religions, entre les identités. Il est universaliste en ses principes, en son histoire, en son projet. Le Réfractaire qui se dit à la fois «républicain» et « identitaire » se trompe dramatiquement]
Pour alimenter le tollé politiquement correct déclenché par les propos courageux de Robert Ménard (les « 64.6% ») Valls, on s’en souvient, avait tweeté : « La République ne fait AUCUNE distinction » (c’est lui qui soulignait « aucune »).
Qu’on le veuille ou non, les faits lui donnent objectivement raison. La République en effet (pas les « France » mais le régime politique qui s’identifie illégitimement à elle), ne « distingue pas » entre les hommes, ce qui fait que tous, sans exception, sont ou peuvent devenir « Français »… même les 64,6% d’écoliers musulmans de l’école publique de Béziers.
Saint- Just, déjà, disait que la France était « un pays libre ouvert à tous les hommes de la terre »
Le député Adrien Duport, un des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’Homme, précisait le 28 septembre 1791, devant l’Assemblée nationale débattant sur le statut des Juifs, que la citoyenneté n’autorisait « aucune distinction » fondée sur la religion, que « les Turcs, les Musulmans, les hommes de toutes les sectes sont admis à jouir en France des droits politiques » et qu’en conséquence les Juifs devaient être considérés comme des « citoyens actifs ». Le président de l’Assemblée rappela alors avec justesse que s’opposer à la déclaration d’Adrien Duport revenait à « combattre » la Constitution qui, en effet, abolissait toutes les « distinctions » (distinctions héréditaires, d’ordre, de naissance, religieuses…) et instituait la « fraternité entre les citoyens » (Constitution du 03 septembre 1791).
Dans son ouvrage La république universelle (1792), le député de l’Oise Anacharsis Cloots affirmera en bonne logique que les Indiens, les Africains, les Américains, les Jamaïcains, les Iroquois, les Russes, les Allemands… peuvent tous rejoindre individuellement la « république universelle », république dont la Constitution permet de fonder une « nation unique » embrassant tous les hommes de la terre.
Lorsque Duport s’exprime à l’Assemblée, l’émancipation des Juifs est quasiment effective partout en France. La Révolution n’avait pas attendu des actes législatifs pour mettre en pratique cette idée généreuse d’un pays ouvert à tous les hommes et, par l’application de ce principe brillamment exposé par Clermont-Tonnerre (1789), avait déjà fait des Juifs, qui jusqu’alors étaient considérés comme faisant partie d’une nation étrangère et d’un peuple étranger, des citoyens français à part entière : ainsi, le 28 janvier 1790, des « Bordelais » et des Avignonnais » de Paris, le 10 juin 1791 des Juifs des enclaves pontificales rattachées à la France, le 27 septembre 1791 des Juifs d’Alsace et de Lorraine.
Après la faillite de la Constitution de 1791, il fallut élaborer un autre texte. Anacharsis Cloots participa aux travaux et défendit l’idée que la nouvelle Constitution soit la « Base constitutionnelle de la République du genre humain » (1793). Sur le principe, cela n’était en rien impossible puisque Condorcet, un des rédacteurs de cette future Constitution, scientifique reconnu et écouté, avait établi qu’une « bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition vraie est vraie pour tous ». Une bonne Constitution, conforme à une Raison qui est l’expression avérée de la nature humaine, peut ainsi prétendre à l’universel. Autrement dit, tous les hommes peuvent, sans se faire violence, vivre sous les lois fondamentales de la République et de se fait devenir « Français ». En cohérence avec ce point de vue irrationnel, Condorcet demanda (« Projet de constitution girondine »), et obtint, qu’un étranger devint citoyen français au bout d’une année de résidence ininterrompue sur le sol français (à condition, ajouta la Constitution de 1793 (article 4), qu’il y travaille, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou nourrisse un vieillard, ou adopte un enfant).
La Constitution de 1793 pouvant s’appliquer universellement, ses principes seront imposés à toute l’Europe conquise par les armées républicaines puis impériales et notamment aux territoires étrangers, de la Croatie au Danemark, qui seront découpés en départements pour être rattachés à la France. Les nouveaux intégrés ne seront pas distingués des anciens Français et seront soumis aux mêmes lois, à la même conscription, au même encadrement administratif. Partout les Juifs seront émancipés et pourront se fondre dans cette humanité anonyme et sans distinction.
Les mêmes principes seront appliqués à l’époque coloniale. La légitimité du colonialisme républicain repose principalement sur la « mission civilisatrice » et la volonté de fabriquer de nouveaux « Français ». Arthur Girault, le maître à penser du « droit colonial », le juriste le plus influent du « parti colonial », place la politique d’assimilation des colonies dans le prolongement de l’entreprise révolutionnaire et en fait la méthode d’une entreprise coloniale véritablement républicaine. Il faut à terme faire de nouveaux « Français », abolir la « distinction » entre les habitants des colonies et ceux de métropole, construire une seule nation transcontinentale homogène dont tous les habitants auront les mêmes droits et les mêmes devoirs : « pourquoi distinguer ? », demande-t-il.
Les politiques républicaines d’immigration prendront le relais des politiques républicaines de colonisation avec les mêmes ambitions (faire à terme de nouveaux « Français »), le même vocabulaire (« assimilation », « intégration », « naturalisation »...), la même volonté de ne pas « distinguer ». La Constitution de 1958 rappellera fort opportunément à ceux qui l’auraient oublié que la République ne fait aucune distinction « d’origine, de race, de religion ».
C’est l’émancipation des Juifs et non la prise de la Bastille ou quelque autre événement qui fonde symboliquement la République en gestation. Subitement, en l’espace de quelques semaines, les membres d’un groupe qui se pense et qui se veut étranger au peuple au milieu duquel il réside (le « peuple élu », le « peuple d’Israël » en exil au milieu du peuple français), qui est perçu comme profondément autre par les Français (autre par la religion, la culture, le mode de vie, la langue, les coutumes…) sont décrétés « Français ». La conséquence immédiate est que le mot « Français » perd définitivement son caractère ethnonyme : il ne peut plus renvoyer à une identité spécifique, il ne peut plus nommer une appartenance autre que juridique et administrative. Dès lors, fort logiquement, le mot « Français » ne peut que renvoyer à une citoyenneté, sans distinction d’origine, de race, de religion… Comprenons bien : l’émancipation des Juifs grave dans le marbre que la République ne peut définitivement plus distinguer les appartenances réelles. Elle valide son principe d’universalité fondée sur la conviction qu’elle s’adresse à l’Homme abstrait présent dans tout homme concret, elle pose en principe irrévocable que, sous peine de renvoyer les Juifs dans les ghettos, toute distinction lui est par nature impossible.
Ainsi, Valls a raison : la République ne fait AUCUNE distinction.
Il a raison si l’on considère les principes fondamentaux de la République tels qu’exposés par la Révolution. Il a raison si l’on considère l’histoire de la République (l’émancipation des Juifs, l’intégration des territoires étrangers départementalisés, la colonisation, l’immigration et les politiques d’intégration…). Il a raison si l’on considère les Constitutions. Il a raison si l’on considère le principe d’universalité de la République…
Le Réfractaire, lui, qui se veut « républicain » tout en prenant fait et cause pour Robert Ménard, se trompe.
Il se trompe parce qu’il n’a pas compris la nature réelle du problème et du régime. Alors il vise des marionnettes (Valls et consort, de « droite » comme de « gauche ») et ignore le marionnettiste (le régime politique qui dispose de centaines de marionnettes similaires pour remplacer utilement, sitôt usés, les Valls et consort). Il croit parfois que le marionnettiste pourra changer et n’a pas compris que celui-ci ne le peut tout simplement pas : cela est contraire à sa nature qui l’éloigne toujours plus du particulier et le pousse à l’universel.
Ajoutons que la République a formaté selon son principe d’universalité toutes les institutions (Justice, Administration, Armée, Ecole…), a verrouillé le système par un ensemble de lois renvoyant à ce même principe, a formulé une Constitution qui, de fait, interdit de le remettre en cause, a engendré un corps électoral qui en est le reflet, a consacré des représentants du « peuple souverain » qui en sont des incarnations. Le Régime dispose de verrous, de garde fous, de digues qui le protègent de ceux qui lui paraissent hostiles (la « diabolisation », la « dissolution »…) et encadrent efficacement ceux qu’il a rendu potentiellement éligible par le « peuple ». Pour avoir une chance d’accéder aux plus hautes fonctions, une Marine Le Pen doit préalablement passer sous les fourches caudines du Système et montrer « qu’elle en est » (et obtenir ainsi la « dédiabolisation », sorte d’imprimatur politique). Une Marine Le Pen Présidente de la République « française » devrait se plier aux principes fondamentaux du régime (qu’elle dit par ailleurs défendre), donc à la logique de fonctionnement de celui-ci, et, sauf à réformer tout son appareil (ce qui reviendrait à le renverser), mener à peu près la même politique que ses prédécesseurs. Dire le contraire, c’est mentir.
« Dieu se rit des gens qui chérissent les causes dont ils déplorent les effets », avait dit Bossuet. Le Réfractaire chérit la République, qu’il assimile à la France, mais déplore ce qui résulte des principes constitutifs de ce régime issu de 1789. On ne peut éternellement être dans une contradiction aussi flagrante. Ces quarante dernières années, les foudres du Réfractaire sont tombées sur les Giscard, les Barre, les Léotard, les Fabius, les Rocard, les Buffet, les Taubira… sur les lois qu’ils faisaient voter, sur les décisions qu’ils prenaient, sans jamais remettre en cause le régime politique que ces gens sans importance servaient. Pourtant il n’était pas difficile de s’apercevoir que leur politique était conforme au républicanisme dont ils se réclamaient, et que leurs décisions et leurs lois n’étaient que des étapes nous approchant de la réalisation de cette « République du genre humain » que voulait Cloots et de cette indistinction entre les hommes qui en est la condition. A quoi cela sert-il d’accuser Giscard et Chirac du « regroupement familial », Hollande et Taubira du « mariage pour tous » alors que ces dispositions découlent mécaniquement des principes républicains (et du Système mondialisé qui en est l’émanation) ? Peut-on ignorer que ces lois auraient été décrétées quelle que soit la marionnette (de gauche ou de droite) agitée par le marionnettiste ? Aucune perspective de libération ne sera possible si la fraction consciente de notre peuple combat des leurres interchangeables et ne remet pas en cause le régime qui les produit.
Antonin Campana