« La démocratie, c’est le pouvoir du peuple ». Soit, mais, question embarrassante s’il en est : qu’est-ce qu’un « peuple » ?
Le Petit Larousse donne à lui seul au moins cinq définitions de ce mot : « communauté sociale ou culturelle », « foule », ensemble des « citoyens », « masse » laborieuse, ensemble d’hommes « régis par la même loi ».
La Constitution de la Ve République affirme superbement le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » mais, prudente (ce qui en dit long !), ne nous dit à aucun moment ce qu’est un « peuple » ! Bon, nous nous doutons que le « peuple » est ici l’ensemble des « citoyens » exerçant des droits politiques (le droit de vote). Admettons : mais alors mes aïeux décédés ne feraient plus partie de mon peuple ? Et les enfants de mes enfants n’en feraient pas encore partie ? Mon grand-père n’est certes plus un « citoyen» en République, mais que la République le veuille ou non, il demeure pour l’éternité un Européen et un Français, tout comme Colbert, Napoléon ou Marcel Pagnol.
Un « peuple » ne saurait donc être qu’une simple « réunion de citoyens ». Rappelons que les Français, par exemple, formaient un « peuple » bien avant d’être des « citoyens », que le peuple tibétain espère toujours la citoyenneté tibétaine, ou que le « peuple juif » n’a pas attendu la possibilité d’une citoyenneté israélienne pour exister (et à laquelle on ne saurait le réduire).
Le peuple juif constitue d’ailleurs une sorte de mètre étalon pour juger des peuples. Il apparaît véritablement comme un peuple modèle, une référence incontournable en matière d’appartenance : sa longévité authentifie la justesse de ses conceptions.
Très tôt le peuple juif s’est en effet voulu « peuple élu ». Cette conviction essentielle a obligé les Hébreux à « dire » ce qu’était un « peuple », à se penser en tant que peuple. Dans la Bible, ils ont apporté une réponse de portée universelle, anthropologiquement vérifiable et à cent lieues du bavardage républicain sur le « vivre ensemble » ou « l’intégration ». Une réponse qui a permis au peuple juif de traverser plus de 3 000 ans sans perdre sa conscience de lui-même et sa cohésion. L’Ancien Testament témoigne ainsi qu’un « peuple » est une convergence entre une lignée, une religion et une culture. Les Prophètes (puis les Docteurs de la Loi et les rabbis) n’auront de cesse de garantir ces trois éléments constitutifs du peuple juif, comme de tout peuple d’ailleurs quels que soit l’époque et le lieu.
Pour les Prophètes, La lignée ancestrale remonte à Abraham et à Jacob, qui prendra bientôt le nom d’Israël. Les Hébreux, puis les Juifs, sont des « fils d’Israël », c’est-à-dire qu’ils descendent généalogiquement de Jacob. Dieu fait alliance avec les Patriarches et choisit leur « descendance » qu’Il distingue de toutes les autres descendances. L’ensemble des « fils d’Israël » forme le peuple hébreu. Tous les Hébreux proviennent donc d’une même souche « familiale » ce qui fait d’eux des « proches » (le « prochain » de l’Ancien Testament est un israélite. Les autres hommes sont conçus comme des « lointains »). Les Prophètes fulminent lorsque les Hébreux s’écartent de leur lignée, en épousant des filles étrangères par exemple.
Pour les Prophètes, la religion (judaïsme) est l’autre élément structurant de leur peuple et prend la forme d’une praxis, d’une liturgie et d’une croyance monothéiste au dieu national, le dieu ancestral, le dieu d’Israël et des fils d’Israël. C’est Lui qui distingue le « peuple d’Israël » d’entre les peuples et entretient avec ce dernier une relation particulière, le promettant à un destin grandiose en récompense de sa fidélité. Les Prophètes fulminent lorsque les Hébreux s’écartent de leur Dieu, en honorant les divinités étrangères par exemple.
Pour les Prophètes, la culture hébraïque ou juive (la judéité), adossée souvent au religieux, est le troisième élément structurant le peuple. C’est elle qui norme et organise le fonctionnement de la société juive, fixant les interdits alimentaires, les coutumes vestimentaires, les relations matrimoniales, le temps du travail, les relations économiques, la filiation, les moments festifs, la langue, la relation aux autres… Les Prophètes fulminent lorsque les Hébreux oublient leur propre culture, en adoptant les pratiques vestimentaires ou la langue d’autres peuples par exemple.
Les écrits juifs nous montrent qu’un peuple se constitue autour d’une lignée, d’une religion et d’une culture et qu’il ne saurait en être autrement. Etre israélite, c’est être un fils d’Israël, et inversement. Etre juif de religion, c’est être Juif de nation, et inversement[1]. Contrairement à ce que pensent les républicains il ne peut y avoir de dissociation entre le religieux (ici le judaïsme), l’appartenance généalogique (ici au peuple des fils d’Israël) et le vécu culturel (ici la judéité). Dans la Bible, l’infidélité à la lignée (par les mariages mixtes par exemple), les apostasies religieuses (le culte du veau d’or par exemple), les dérives culturelles (l’hellénisme par exemple) exposent « mécaniquement » le peuple à des maux croissants jusqu’à son anéantissement final s’il ne se reprend pas.
Un peuple est un être tricéphale : qu’on lui coupe une seule de ses têtes et il meurt, que l’on en oublie une seule et il n’existe pas. C’est pourquoi l’intégration républicaine, qui repose sur l’idée sotte qu’un peuple n’est finalement que le produit d’une administration, ne peut qu’échouer. L’Histoire montre, et le judaïsme nous le confirme, qu’on ne rejoint pas un peuple par « l’intégration » mais par la « conversion », aboutissement d’un processus long et douloureux d’acceptation intime d’une autre lignée, d’une autre religion et d’une autre culture.
Alors : qu’est-ce qu’un peuple ?
Un peuple n’est ni un regroupement de citoyens, ni une masse, ni un ensemble de justiciables, ni un « ramassis de gens » (Nombres 11.4) de toutes religions, cultures ou origines : ça, c’est le « peuple » au sens républicain du terme, un bricolage juridico-administratif, une nation Frankenstein qui se désintègre sous nos yeux.
Un peuple est une lignée charnelle et/ou spirituelle, une religion sociétale, une culture sociétale : demandez aux tueurs de peuples, ils l’ont compris depuis longtemps !
Antonin Campana
[1] Certains objecteront avec justesse qu’on peut être Juif et athée. Cependant, la religion ne doit pas être appréhendée ici comme une « foi » intime et individuelle, mais du point de vue de son impact sociétal (sur les individus comme sur les peuples). On peut être un « chrétien sociologique » sans avoir la foi chrétienne, parce que le christianisme est constitutif de notre existence par son effet sur notre vie sociale, intellectuelle, nos goût esthétiques, notre manière de vivre, nos choix… C’est pourquoi il convient de parler de « religion sociétale » ...religion sociétale qui est un des éléments constitutifs de la « culture sociétale ».