Le débat Zemmour/Onfray sur le concept de décadence et plus précisément sur le déclin de la France et de l’Occident chrétien peut laisser, malgré sa hauteur de vue, un goût d’incomplétude (Cnews, 26 mars 2021).
Eric Zemmour reconnaît un « déclin conjoncturel » à partir des années 1970, avec l’hégémonie des idées de 1968, et un déclin plus profond, plus global dit-il, qui suit l’apogée française du XVIIe siècle. Cette décadence globale commence, selon lui, à l’époque des Lumières et se confirmerait au XIXe siècle, après la chute de Napoléon.
Michel Onfray a, quant à lui, une approche moins géostratégique et plus philosophique. Pour Michel Onfray, l’origine de la décadence doit être située au XIIe siècle, puisque des clercs ont alors éprouvé le besoin de justifier philosophiquement la foi. Ce mouvement se confirmerait à la Renaissance et se déploierait pleinement à partir de l’époque des Lumières.
Années 70, XIXe siècle, Lumières, Renaissance, XIIe siècle : les marqueurs de décadence, comme on dit des marqueurs tumoraux, ne seraient-ils pas de toutes les époques ?
La décadence n’est-elle pas tapie dans les siècles, attendant son heure pour se montrer, se déployer et exercer ses ravages ? Naissance, croissance, acmé, décroissance, mort : tout ce qui naît doit mourir, même les civilisations. Rien n’est éternel. Celui qui cherche les marques du déclin les trouvera donc en tout point de cette courbe en cloche, même si ces marques sont de plus en plus évidentes après qu’on a passé son sommet.
De cela il faut conclure que rechercher l’origine de la décadence n’a guère de sens, puisque la décadence est présente en toute chose et à toutes les époques. Elle était là, encore muette, au temps des Cathédrales. Elle était là, vociférant, à l’époque révolutionnaire. Elle est toujours là aujourd’hui, plus présente que jamais, proclamant la fin de notre monde.
Il est bien plus intéressant de « modéliser » le concept de décadence. Pour cela, il faut, selon nous, faire intervenir les notions d’entropie et de néguentropie (ou de contre-entropie).
L’entropie est une force qui casse les structures, qui abolit les distances, qui empêche les distinctions, bref qui renvoie au chaos. Avec le temps, l’entropie, parfois aidée par des forces destructrices, va par exemple réduire un bâtiment prestigieux en un tas de gravats plus ou moins indifférenciés.
La néguentropie est la force qui s’oppose aux déstructurations, à l’abolition des distances, aux indistinctions. La néguentropie va entretenir et renforcer le bâtiment afin que jamais il ne devienne un tas de gravats plus ou moins indifférenciés.
La décadence révèle son visage hideux lorsque l’entropie l’emporte sur la contre-entropie. On dira avec Eric Zemmour que cette décadence est « conjoncturelle » si un sursaut des forces néguentropiques parvient à refouler les forces entropiques (on parlera alors de « Restauration »). Dans le cas contraire, si les forces néguentropiques ne parviennent pas à endiguer la progression de l’entropie, alors la décadence infectera tout le corps social et, si rien ne l’arrête, elle ira jusqu’au bout de sa logique de destruction et de mort.
De cela il découle qu’une civilisation est en expansion lorsque les forces structurantes (contre-entropiques) dominent les forces déstructurantes (entropiques). Inversement, une civilisation entre en déclin, lorsque les forces déstructurantes prennent le dessus. Les deux types de forces, le bien et le mal si l’on veut, se confrontent depuis toujours et en toute chose.
L’expansion de la République romaine correspond par exemple à une expansion de forces contre-entropiques : structuration accrue du pouvoir, de la société, de la religion, des mœurs…
Le déclin de la République romaine correspond à une offensive des forces entropiques : dilution du pouvoir, fragmentation de la société, déclin du sentiment religieux, dérives des mœurs…
La réforme impériale d’Auguste correspond à un sursaut contre-entropique : restructuration du pouvoir, de la société, de la religion, des mœurs…
Les guerres de religion en France correspondent à un moment où l’entropie l’emporte : contestation du pouvoir royal, éclatement de la religion, guerre civile, chaos.
Au contraire, l’arrivée d’Henri IV correspond à une offensive des forces structurantes : restauration du pouvoir monarchique, paix civile, édit de Nantes, redressement du royaume.
La révolution « française » constitue de ce point de vue une particularité étonnante.
Pour la première fois, des hommes se sont ralliés en toute connaissance de cause à la logique entropique et en ont fait un idéal politique. Les révolutionnaires ont proclamé ouvertement leur volonté de casser l’ordre social structurant (ainsi des ordres, des communautés, de l’Eglise, de la famille, des provinces, des corporations, des paroisses… ) et de lui substituer un agrégat d’individus dissociés (un « agrégat de 24 millions d’individus » dira de Dietrich, maire de Strasbourg, en 1790). Ils ont entrepris de casser le bâtiment pour en faire un tas de gravats plus ou moins indifférenciés.
Ce tas d’individus dissociés de leur famille, de leur église, de leur identité et de leur nation… amoindris jusqu’à n’être plus qu’une abstraction (l’Homme), simples gravats d’une construction sociale et civilisationnelle qui avait impressionné le monde durant plus de 1000 ans, est tout ce qu’il reste après que soit passé l’ouragan entropique républicain.
Cela doit être noté : pour la première fois dans l’histoire des hommes, un régime politique a fait de l’entropie un projet de société ! Nous vivons aujourd’hui dans le résultat de cette entreprise déstructurante : individus narcissiques esseulés, effacement des sexes, effacement des appartenances, effacement du religieux, mais aussi guerre des sexes, guerre des générations, guerre des races, immigration de peuplement, conflits religieux, guerre civile, chaos…
Une approche « scientifique » de la décadence, consisterait donc, selon nous, à mesurer précisément, pour chaque époque considérée, l’état des forces entropiques et des forces néguentropiques en opposition. Ainsi, le caractère très minoritaire des forces structurantes aujourd’hui (minoritaires parce que désorganisées, donc elles aussi déstructurées) explique largement la décadence civilisationnelle que nous connaissons.
Notre approche de la décadence nous permet de comprendre et de spécifier de manière très claire le véritable clivage politique depuis 1789 : il y a ceux qui choisissent les forces structurantes et il y a ceux qui choisissent les forces déstructurantes. Tous ceux qui contestent la nation, la religion sociétale (religion vient de religere : relier), la culture sociétale, notre histoire, notre civilisation, la famille ou l’hétéronormalité… soutiennent l’entropie. Tous ceux qui protègent la nation, la religion, la culture, la civilisation, la famille, le droit de naître… soutiennent la contre-entropie. Ces choix ne sont pas équivalents : au sens propre, les uns choisissent la mort, les autres choisissent la vie.
Pour finir, on aura compris que, selon notre schéma, l’entropie finira fatalement par l’emporter.
Et alors ?
Est-ce une raison pour laisser faire tous ces fils de Satan qui déconstruisent le monde pour le renvoyer au chaos ? Je pèse mes mots : est-ce une raison pour ne pas lutter contre ces forces maléfiques ?
Le fait que je retourne un jour à la poussière ne m’empêche pas de prendre une douche tous les matins. Le fait que ma maison devienne, tôt ou tard, une ruine, ne m’autorise pas à cesser de l’entretenir.
Nous devons prendre soin de notre civilisation comme nous prenons soin de nous-mêmes ou de notre maison. Peut-on, sans rien faire, la laisser détruire ?
La décadence n’a pas d’origine, elle est en tout et de toutes les époques. Elle finira par tout emporter. Ceux qui la servent ont des âmes d’esclaves, ceux qui la combattent sont des hommes debout. Peu importe la fin, c’est ainsi depuis la nuit des temps. Aux conceptions géostratégiques d’Eric Zemmour ou aux conceptions philosophiques de Michel Onfray, nous devons nécessairement et joyeusement apporter une dimension tragique.
Antonin Campana