Comment concilier la République et la France ? Comment faire de la République un produit de l’histoire de France, comme le veut le récit républicain, et non une inversion qui annonce la fin de cette histoire ? On ne peut véritablement comprendre Eric Zemmour si l’on n’a pas compris qu’il cherche en vain une réponse à ces questions insolubles. Eric Zemmour est profondément républicain et, sans doute en raison de son vécu, viscéralement adepte de l’assimilation. Il se sent néanmoins héritier de l’histoire de France, de son identité, voire de sa religion. Pour nier cette contradiction, Eric Zemmour est contraint à deux contresens : sur l’universalisme et sur la laïcité (concernant ces deux aspects nous incitons le lecteur à visionner l’éclairant débat Zemmour/Bauer du 25 septembre 2020 sur C News).
Tout d’abord, Eric Zemmour entend faire de l’universalisme républicain un dérivé de « l’universalisme français », manière bien sûr de franciser la République. Pour ce faire, il rattache l’universalisme français à l’universalisme catholique : « l’universalisme français, dit-il, sort de l’universalisme catholique, il ne faut jamais l’oublier » (débat sur C News). Or cela est faux. Dans un texte précédent (La France et l’universel, une réponse à Eric Zemmour, 05 janvier 2020), nous avions fait observer que l’universalisme français est historiquement un universalisme « vétérotestamentaire », qui se situe dès Clovis dans la lignée de l’universalisme hébraïque. Cet universalisme vétérotestamentaire ne sert pas à fabriquer de nouveaux français mais à glorifier la nation française christophore : la France, « fille aînée de l’Eglise », est l’instrument de Dieu pour protéger et répandre Sa parole sur le monde (l’Espagne du Siècle d’or, ou même les Etats-Unis d’aujourd’hui, épousent un schéma similaire). L’universalisme français est en fait une affirmation nationale de la prééminence universelle d’un peuple élu. Au contraire de l’universalisme français, l’universalisme catholique (celui de l’Eglise) entend fabriquer de nouveaux croyants pour les assimiler dans le corps du Christ, comme la République assimile de nouveaux arrivants dans le corps de la nation. Cet universalisme catholique qui intègre de nouveaux fidèles dans l’Eglise est bien la matrice de l’universalisme républicain qui intègre de nouveaux citoyens dans la République. Mais il ne s’agit en aucun cas de « l’universalisme français », celui-ci étant un universalisme plus « juif » que catholique, un universalisme qui se justifie par la « mission » (apporter la parole de Dieu sur la terre)… et non par l’assimilation (fabriquer de nouveaux Français) ! On comprend bien l’intérêt de faire dériver l’universalisme français de l’universalisme catholique. Cela permet de lier l’universalisme républicain, qui n’est qu’une reproduction laïcisée de l’universalisme catholique, à l’universalisme français. Malheureusement, cela ne correspond pas à la réalité historique.
Le second contresens est relatif au concept de laïcité. Eric Zemmour fait dériver la laïcité de la séparation du temporel et du spirituel dans la France monarchique. Cela n’est pas exact, car une telle séparation n’a pas existé. La monarchie française n’a jamais cherché à s’émanciper du spirituel, puisque c’est précisément le spirituel qui la légitime. N’oublions pas que la monarchie est de droit divin. Par contre, la monarchie a toujours cherché à s’émanciper du pouvoir temporel de Rome, du pape en l’occurrence, ce qui n’est pas la même chose. L’ensemble de la société française d’Ancien Régime baigne de manière naturelle dans le spirituel et le religieux. Le temporel est irrigué par le spirituel. La laïcité, telle que l’entend Eric Zemmour, est quant à elle une vérité révélée par des prophètes-philosophes au siècle des Lumières. C’est une croyance en la vertu d’une nouvelle spiritualité se substituant à la spiritualité chrétienne en tant « qu’instrument de contrôle, de dynamique et de cohésion de la société française » (cf. Alain Bauer avec approbation d’Eric Zemmour, débat C News). Autrement dit, la laïcité ne signifie pas la neutralité de l’Etat investi, Eric Zemmour a raison. La laïcité signifie la substitution, par la force étatique, de lois sociales imaginées par une nouvelle religion aux lois sociales pratiquées selon l’ancienne religion. Si ces dernières ont pendant des siècles fait concrètement preuve de leur efficience, il faut une sacrée dose de crédulité pour parier qu’on pourrait en changer au profit de lois dérivant d’une pure construction intellectuelle, même si celle-ci se veut « rationnelle ». Il est donc faux d’affirmer, comme le fait Eric Zemmour, que « la déchristianisation a affaibli la conception de la laïcité » : la déchristianisation a été la condition de la laïcité, comme la destruction des cultes païens a été la condition de la christianisation. Il est vrai, par contre, que « la déchristianisation de la République (la France en fait, puisque la République est par essence laïque) a provoqué le vide et a permis à l’islam de s’engouffrer » (Zemmour). Mais comment pouvait-il en être autrement puisque les valeurs de la laïcité avaient précisément pour objectif de se substituer aux valeurs chrétiennes, tout en prétendant construire un « cadre » autour d’un « tableau » (dixit Debray) au sein duquel même l’islam pouvait s’insérer ?
Eric Zemmour enracine l’universalisme, l’assimilation et la laïcité dans la tradition française. Cela lui permet une certaine cohérence émotionnelle en n’ayant pas à choisir entre la France et la République. Cela lui permet aussi de faire de la France une victime de l’immigration et de l’islam, plutôt que de la République. Pourtant, la République précède l’immigration et, par son corpus idéologique, la justifie avant de la déclencher. Alain Bauer a une définition intéressante, qu’Eric Zemmour semble valider : « La laïcité c’est ce qui permet à tous les cultes d’exister, à condition d’avoir un accord commun sur ce qui doit être commun ». Cela revient à dire que la laïcité est la condition de l’islam en France ! Cela revient à dire que la laïcité est un moyen de « vivre tous ensemble », un instrument qui permet la cohésion d’un peuplement hétérogène ! Cela revient à dire que, techniquement, la laïcité permet la constitution d’un tel peuplement, ce qui sera d’ailleurs chose faite par les politiques d’immigration. Comment s’en étonner ? Mais le morceau de phrase important est celui-ci : « à condition d’avoir un accord commun sur ce qui doit être commun » ! On en revient au mirage universaliste républicain qui, dans le sillage des Lumières, croit découvrir des valeurs communes à tous les hommes. Des valeurs qui, appliquées dans la sphère publique, pourront organiser et faire fonctionner harmonieusement une société culturellement, religieusement et ethniquement hétérogène. Comment croire encore à de telles fadaises ? Nous ne sommes plus en 1970, quand le régime s’apprête à ouvrir les portes pour laisser entrer les premières grandes vagues. En cinquante ans, ces valeurs n’ont rien organisé et n’ont rien fait fonctionner si ce n’est des sociétés parallèles, du « séparatisme », de l’antijaphétisme, de l’indigénisme et des attentats. Le bilan de la laïcité est accablant ! Ce constat incontestable rend fragile la position d’Eric Zemmour : on ne peut sauver les « traits éternels de la France » en faisant la promotion de ce qui les détruit. La laïcité ne saurait être une solution au fractionnement ethnique de la société française puisqu’elle est la cause de ce fractionnement. C’est donc soit l’un soit l’autre, mais pas les deux ensemble : soit la France et son identité, soit la République et la laïcité.
On le voit, l’édifice intellectuel bâti par Eric Zemmour est à la fois bancal et fragile. Il se plaint que le « substrat catholique » de la France a été détruit, laissant le pays démuni face à l’islam, mais il affirme que la laïcité oblige à la discrétion des religions dans l’espace public : comment dès lors une religion discrète, « qui n’attire plus l’attention » (CNTRL), pourrait-elle mobiliser face à un islam qui s’affirme ? Il confond universalisme français, universalisme catholique et universalisme républicain comme s’il ignorait que la monarchie française est depuis Clovis et Charlemagne une monarchie vétérotestamentaire ; comme s’il ignorait que la mission universelle du « très chrétien peuple de France » (protéger l’Eglise et la foi) est d’abord et avant tout une manière de se distinguer des autres peuples et de s’extraire du reste de l’humanité. Il voudrait croire que la République pourrait assimiler des hommes de toutes les origines et qu’une laïcité engagée pourrait encadrer toutes les religions, alors que cela fait 30 ans que la République en tant que modèle de société et la laïcité en tant qu’instrument de ce modèle, ont été condamnées par les faits : cela ne marche pas !
En conclusion, il nous faut maintenant « réhabiliter » Eric Zemmour. Celui-ci a déjà franchi de nombreuses lignes rouges idéologiques. Rompre avec la doctrine républicaine de l’assimilation et de la laïcité est impossible dans sa position. Il doit donc publiquement concilier la France et la République, même si la République est une anti-France. Une construction intellectuelle qui repose sur une telle impossibilité factuelle ne peut que s’avérer incohérente. Mais, il est possible aussi que malgré ce qu’on observe, malgré ce qu’il dénonce, malgré l’état de notre pays après un siècle et demi de république, il est donc possible qu’Eric Zemmour pense véritablement que la République prolonge la France. En chacun de nous, parfois, mystère de l’âme humaine, des mythologies ont plus de force que les faits.
Nous ne pouvons terminer ce texte sans une pensée pour les pitoyables détracteurs politiquement corrects d’Eric Zemmour. Seules leur inculture et leur haine peuvent expliquer les torrents de boue qu’ils déversent sur lui. Eric Zemmour représente la dernière tentative, vaine à notre sens, de sauver leur République. Après lui, il n’y aura plus rien. Il est dans le monde médiatique ce qu’est le Rassemblement National en politique. Un jour viendra où ces républicains imbéciles reprendront paniqués les idées d’Eric Zemmour et les recettes de Marine Le Pen. Mais il sera trop tard. En fait, pour eux, il est déjà trop tard !
Antonin Campana