Le régime républicain réduit la nation souveraine à un corps politique composé de citoyens « sans distinctions ». Ainsi pour Sieyès, référence incontournable et père fondateur de ce régime, « les avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère du citoyen » (Qu’est-ce que le Tiers état ?). Autrement dit, le régime ne reconnaît que des citoyens indifférenciés. Il connaît mais ne reconnaît pas ce qui les particularise : leur race, leur religion, leur culture, leur sexe, etc. Pour la République égalitaire toutes ces différences relèvent des faits, mais non du droit : cachez ce sein que je ne saurais voir ! Le régime ne saurait donc tolérer, au nom de l’indivisibilité de la République, que des groupes se constituent en un « corps politique » ou en un « ordre », selon les mots de Clermont-Tonnerre. L’adhésion au « corps d’associés » républicain doit être individuelle et il n’est pas question que des corps intermédiaires se solidarisent en fonction des différences de fait. Ce refus des solidarités communautaires, nous l’avons vu dans d’autres textes, est à l’origine de l’antisémitisme républicain au XIXe siècle. De tout cela il résulte, en théorie, que les « minorités » ne peuvent être ni reconnues, ni représentées en République.
Qu’entendons-nous par « minorités » ? Du point de vue progressiste sociétal, une minorité est un segment de population qui par la race, la culture, le mode de vie, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle, la langue… a conscience d’être différent de la population majoritaire. De ce point de vue progressiste sociétal constituent des minorités : les femmes, les Noirs, les LGBTQ, les musulmans, les Juifs, les groupes extra-européens (Asiatiques, Turcs, Maghrébins…), les handicapés, les jeunes, etc. Sont donc constitutifs de la population majoritaire les seuls mâles blancs hétérosexuels de plus de cinquante ans et si possible chrétiens. En théorie, nous l’avons montré, le régime ne peut épouser le point de vue progressiste sociétal puisque ce point de vue consiste précisément à distinguer et discriminer les citoyens en fonction de leurs différences de fait (Blancs/Noirs ; Musulmans/Chrétiens ; Hommes/femmes ; Hétérosexuel/homosexuels….). En bonne logique, le régime, s’il était fidèle à ses principes, devrait contester cette division du corps d’associés en corps intermédiaires. Mais, nous le voyons tous les jours, ce n’est pas franchement le cas.
Paradoxalement, le régime dit ne pas reconnaître les différences de fait entre les citoyens tout en pratiquant une politique qui ne peut s’expliquer que par la prise en compte de ces différences. Ce régime dit que la République est indivisible et qu’il n’existe rien qui divise le corps politique en parties, tout en agissant concrètement selon les parties. Ainsi la loi sur la parité hommes-femmes implique une reconnaissance des « avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux », à savoir leur sexe. Elle pose qu’il y a des citoyens hommes et des citoyens femmes et établit des quotas selon les différences-de-fait entre les citoyens mâles et les citoyens femelles. Le citoyen cesse d’être un individu abstrait, indifférencié et interchangeable. De la même manière, la loi sur le mariage homosexuel prend en compte qu’il existe des différences-de-fait entre citoyens homosexuels et citoyens hétérosexuels. Au nom de l’égalité, elle accorde un droit collectif particulier aux membres du groupe LGBT, ce qui vaut reconnaissance officielle de ce groupe. La loi organique sur la Nouvelle-Calédonie (1999) établit quant à elle qu’il existe des différences-de-fait entre les citoyens français en fonction de leur lignée ancestrale. Elle accorde des droits particuliers à ceux des citoyens français qui peuvent mettre en avant leur origine mélanésienne. La création du CFCM sous l’égide du ministère de l’intérieur, prend en compte qu’il existe des citoyens musulmans et qu’il est souhaitable qu’une association les représente en tant que tels auprès des instances étatiques. Bref, si l’on regarde les faits, c’est-à-dire l’évolution des lois, les discours féministes des tenants du régime, leur volonté non dissimulée d’introduire la « diversité » jusqu’au sommet de la société, leur participation régulière aux dîners et fêtes communautaires, leur soutien assumé au mouvement LGBT et leur pratique à peine dissimulée de la discrimination entre les citoyens, discrimination vécue comme « positive » pour peu que le citoyen discriminé soit doté de testicules, ait le teint clair et manifeste une préférence marquée pour l’autre sexe, si l’on regarde les faits donc, on doit considérer que le régime différencie les citoyens selon qu’ils appartiennent à tel ou tel sexe, telle ou telle race, telle ou telle religion, telle ou telle orientation sexuelle….
En d’autre terme, il existe un gouffre entre les principes proclamés et la politique menée. Et ce gouffre s’élargit d’année en année. Cependant, un républicain est capable de soutenir dans le même temps une politique discriminatoire entre les citoyens (la parité par exemple, ou la représentation politique de la « diversité ») tout en proclamant l’indivisibilité de la République et l’égalité entre des citoyens considérés « sans distinction d’origine, de race, de religion ou de sexe». Nous sommes au cœur même de la double-pensée selon Orwell :
« Winston laissa tomber ses bras et remplit lentement d’air ses poumons. Son esprit s’échappa vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le même processus au processus lui-même. Là était l’ultime subtilité. Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer. La compréhension même du mot « double pensée » impliquait l’emploi de la double pensée » (Georges Orwell, 1984, Chapitre III).
La double-pensée est une méthode pour contrôler directement l’esprit. Le citoyen doit accepter deux éléments qui s’opposent tout en refoulant de sa conscience leur contradiction : les citoyens sont égaux et indifférenciés / la parité impose de distinguer les citoyens hommes et les citoyens femmes. La double-pensée énonce une chose et son contraire tout en niant la contradiction. Intégrer deux éléments contraires qui s’annulent n’est pas possible sans déni, c’est-à-dire sans effacer volontairement de sa conscience la réalité. Le fait de refouler la réalité interdit toute représentation et surtout toute analyse de celle-ci. L’individu n’a plus aucun repère fiable, ces capacités de résistances sont affaiblies, voire annulées : on peut aisément le manipuler et l’asservir. Orwell explique que le Parti utilise la double-pensée pour dégrader la population et avoir sur elle une mainmise absolue.
La volonté de représenter les minorités dans le système politique républicain révèle et expose la double-pensée utilisée par le régime pour se perpétuer. Mais l’existence de ces « minorités » est elle-même l’aboutissement d’une ingénierie sociale planifiée dont l’objectif est de contrôler par le chaos une population rendue hétérogène. Cependant, paradoxalement, tout tend à montrer que l’objectif est de rendre à terme cette population de nouveau homogène. Mais cette homogénéité artificielle passera par un amoindrissement de l’humain dont les « avantages par lesquels ils diffèrent », pour citer à nouveau Sieyès, seront tout bonnement effacés. En d’autres termes les citoyens n’auront plus aucune différence-de-fait : ce seront de simples hermaphrodites métissés, croyant peut-être en une vague déité, incapables en tous cas de raisonner et limités toujours à leur fonction. La double-pensée sera devenue inutile car il n’y aura plus de pensée du tout. Quant aux minorités, elles se seront tout bonnement dissoutes dans l’humanité calibrée. Il ne sera alors plus question de les représenter.
Antonin Campana