Ceux qui ont connu le début des années 70 savent que le Liban, la « Suisse du Moyen-Orient » disait-on alors, était l’exemple constamment évoqué pour justifier la possibilité d’une société multiculturelle. A peine avait-on souligné le caractère multiconflictuel des sociétés multiraciales, de l’Afrique du sud à Israël en passant par les Etats-Unis ou le Brésil, que l’on nous objectait le Liban. C’était avant 1975, car après cette date le Liban est devenu la marque du chaos absolu. Que s’était-il passé pour que l’expression « c’est Beyrouth » ne renvoie plus dans l’imaginaire à une société multiconfessionnelle harmonieuse mais à la destruction et aux ruines ? Petit retour en arrière pour rafraîchir les mémoires des partisans du vivre-tous-ensemble.
Après la première guerre mondiale la SDN donne mandat à la France pour administrer la Syrie. La Syrie dont il est question, ancienne province de l’empire ottoman, comprend dans un même ensemble la Syrie proprement dite mais aussi le Liban.
Durant la période ottomane le district administratif du Mont-Liban était peuplé de Maronites, c’est-à-dire de chrétiens. Ces Maronites avaient subi des siècles de persécutions musulmanes. Dans les années 1850-1860 les Druzes avaient ainsi massacré de façon cruelle des milliers de Maronites, brûlant des dizaines de villages, détruisant églises et monastères. Cela était ancré dans toutes les mémoires. Aussi, dès la fin de la première guerre mondiale, les habitants du Mont-Liban ont-ils demandé à être détachés de la Syrie pour vivre en sécurité dans un Etat indépendant qui serait une sorte de foyer national chrétien. Une première délégation maronite est envoyée à la conférence de Paix en décembre 1918. Une seconde délégation présidée par le patriarche maronite est envoyée à Paris en août 1919. Un troisième délégation menée par un évêque se rend à Paris en février 1920 et obtient des engagements du ministre des Affaires étrangères (Alexandre Millerand). C’est ainsi que le 01 septembre 1920 le général Gouraud, commandant des troupes française au Levant, proclame la création d’un « Etat du Grand Liban ».
Pourquoi le « Grand » Liban ? Parce que les politiciens républicains ont estimé qu’un Etat libanais réduit au district du Mont-Liban ne serait pas viable et qu’il fallait lui adjoindre d’autres territoires (vilayet de Beyrouth, Tripoli, plaine de la Bekaa…). Or il se trouve que ces territoires étaient, à l’exception de Beyrouth, très majoritairement musulmans. Alors que le district du Mont-Liban comptait deux tiers de chrétiens, le Grand Liban comptait, au recensement de 1921, à peine plus de chrétiens (53,4%) que de musulmans (45.2%). Les représentants maronites, séduits par une ouverture de leur Etat sur le littoral méditerranéen, pensaient que la forte fécondité de leur communauté lui assurerait pour toujours une prépondérance dans cet Etat. C’était une erreur : au recensement de 1932 (qui ne prenait pas en compte les émigrés) les chrétiens ne composaient déjà plus que 51.2% de la population du Grand Liban (pour 48.8% de musulmans).
A l’erreur d’avoir accepté quelques acquis territoriaux contre la certitude de posséder un « foyer national chrétien » pérenne, s’ajoute l’erreur d’avoir accepté la Constitution essentiellement laïque imposée par la République « française » en 1926. Cette Constitution a été écrite par Henry de Jouvenel. Il nous faut ici ouvrir une parenthèse sur ce personnage. Henry de Jouvenel est un journaliste et politicien républicain, nommé haut-commissaire de la République française en Syrie et au Liban. Dreyfusard convaincu, il fut marié à Sarah Boas, dont le père, Juif et franc-maçon, fut un bailleur de fonds pour la révision du procès Dreyfus. Dans les années 1920, Sarah Boas a l’oreille de la diplomatie « française » et ne cache pas sa volonté, au coté des personnalités influentes qu’elle réunit autour d’elle, dont Edouard de Rothschild, de « favoriser les échanges intellectuels et moraux entre nations ». Henry de Jouvenel évolue lui aussi dans les cercles oligarchiques, cosmopolites et mondialistes. Significativement, il a dédicacé l’édition française de l’ouvrage de Coudenhove-Kalergi, Paneuropa, et approuve les conceptions supranationales de celui-ci. Les deux hommes rêvent d’une fusion de l’Europe et de l’Afrique. Coudenhove-Kalergi invente le vocable « Eurafrique » (revue Paneurope, 1929) et Henry de Jouvenel publie « Bloc africain et Fédération européenne » l’année suivante (Revue des Vivants, N° 1, janvier 1930). En bonne logique mondialiste, Jouvenel désapprouve la séparation du Grand Liban du reste de la Syrie.
La Constitution que Jouvenel va imaginer ne laisse aucune place au droit du peuple maronite à l’autodétermination. Calquée sur la Constitution de la IIIe République et reprenant le thème central de l’imaginaire républicain, la Constitution établit un « pacte de vie commune » qui ne fait aucune distinction ni préférence entre citoyens chrétiens et musulmans, et fait même de la suppression du « confessionnalisme politique » un « but national » (Préambule). Une chambre des députés est instituée sur une « base nationale et non confessionnelle » (article 22). En attendant l’élaboration d’une loi électorale « sans contrainte confessionnelle », la moitié des sièges sera réservée aux chrétiens et l’autre moitié aux musulmans (article 24). Le membre de la Chambre des députés représente toute la Nation (et non telle ou telle communauté) (article 27). Etc. Pour paraphraser de Gaulle, Jouvenel arrivait au Moyen Orient compliqué avec des idées simples… qui avaient déjà montré en France qu’elles étaient fausses.
Les Maronites, pour la première fois majoritaires dans un Etat, pensaient sans doute qu’un tel arrangement leur permettrait de conserver la maîtrise de leur destin. En fait, ils venaient d’échanger leur droit à disposer d’eux-mêmes dans un espace certes plus réduit (celui du Mont-Liban), contre un « vivre ensemble » compliqué et dépendant des rapports de force démographiques. Dès 1943, des pressions politiques imposent un « Pacte national ». Celui-ci établit une répartition des emplois publics et des responsabilités politiques en fonction de l’importance numérique des communautés. Ainsi, si le Président de la République est un Maronite, le président du Conseil est un musulman sunnite et celui de la Chambre un musulman Chiite. Autrement dit, les fondements de la Constitution de 1926 (un « vivre tous ensemble » faisant abstraction des appartenances réelles) sont renvoyés sine die au rayon des utopies dont ils n’auraient pas du sortir. Mais le mal était fait.
Le vrai basculement se fera néanmoins en 1975. Plus de 400 000 « migrants » palestiniens ont alors été accueillis au Liban. Or les Palestiniens sont musulmans. Dès lors, même si ces derniers ne sont pas (encore) Libanais, les Maronites se retrouvent clairement minoritaires, ce qui accentue les clivages politiques entre chrétiens et musulmans (dont beaucoup veulent le rattachement du Liban à la Syrie). La guerre civile éclate. L’accord de Taëf (1989) sanctionnera le basculement du pouvoir en faveur des musulmans (diminution du pouvoir du Président maronite au profit du président du Conseil sunnite, alignement des politiques économiques et culturelles sur celle de la Syrie, etc.).
Clairement, les Maronites se sont donc fait déposséder du foyer national chrétien qu’ils ont espéré obtenir. Mais les choses étaient biaisées dès le départ, dès la Constitution de 1926, Constitution fondée sur une représentation falsifiée des réalités, Constitution qui se refusait à voir les éléments structurant les sociétés, éléments religieux et culturels d’abord, bref qui se refusait à « distinguer » ce qui dans la vraie vie sépare les hommes et structure les communautés. Dans une société multiculturelle, le « pacte de vie commune » est aussi utopique que le « pacte républicain » ou le « contrat social » : il n’y a que des rapports de forces identitaires. Pour avoir voulu croire aux fables racontées par les mondialistes cornaquant la République « française », les Maronites ont payé le prix fort. Près de 700 000 chrétiens ont été déplacés, des dizaines de milliers ont été tués. Un grand nombre a fui le Liban pour des cieux plus cléments. Des Syriens et des Palestiniens ont été naturalisés en masse en 1994 (entre 150 000 et 400 000), accentuant encore le déséquilibre en faveur des musulmans. Les Maronites ne composent plus aujourd’hui que 20% de la population libanaise (40 % pour l’ensemble des chrétiens). Politiquement, le mythe d’un Etat chrétien autonome a vécu.
Que faut-il conclure du cas libanais ?
D’abord, sans doute, qu’une société multiculturelle évolue selon une logique qui échappe à celle du « pacte républicain ». Musulmans et chrétiens ne s’additionneront jamais pour former un peuple homogène.
Ensuite, que le droit à l’autodétermination nationale doit être au centre de toute Constitution politique. Ce droit ne se partage pas, ne se délègue pas, ne s’échange pas contre quelques avantages momentanés, même territoriaux.
Enfin que de mauvais choix politiques peuvent se payer très chers : les Maronites ont une histoire vieille de 1000 ans, elle pourrait se terminer avant la fin de ce siècle.
Antonin Campana