A partir de 1789, les peuples occidentaux sont progressivement passés d’un ordre social traditionnel fondé sur l’identité à un ordre social fondé sur l’universalité.
Un ordre social exprime toujours par ses institutions, son fonctionnement et son organisation, les valeurs sur lesquelles il est fondé. L’institution du mariage en Europe, par exemple, exprime les valeurs chrétiennes et européennes (le mariage est un sacrement qui unit un homme à une femme). Les rôles sociaux masculins et féminins sont en partie déterminés par l’héritage helléno-chrétien. Les appartenances dépendent plutôt de facteurs culturels. Etc. On peut dire, globalement, que jusqu’en 1789, l’ordre social est fondé sur des valeurs identitaires spécifiques.
A partir de 1789, le projet politique républicain entend « régénérer » l’ordre social, c’est-à-dire, en fait, effacer le socle de valeurs identitaires sur lequel repose l’ordre social ancien pour imposer un nouvel ordre fondé sur de nouvelles bases. L’opération doit commencer en France, s’étendre en Europe et jusqu‘au monde entier : la République se veut universelle et en capacité d’imposer partout le même modèle de société. En Europe, plus précisément, la République entend remplacer l’ordre social fondé sur la culture européenne et la civilisation chrétienne par un ordre social fondé sur le « contrat social».
Pour s’établir, le « nouvel ordre » devait à la fois détruire les anciennes institutions et en imposer de nouvelles. Pour rendre légitime cette opération de déconstruction-reconstruction, la République a imposé le mythe du « pacte républicain ». Selon ce mythe, la nation française est le produit d’une association d’individus sans distinction d’origine, de race ou de religion. Cette association d’individus aurait été consacrée par un « pacte » solennel (« pacte républicain ») le 14 juillet 1790, lors de la fête de la Fédération au Champ de Mars à Paris. Ce « contrat social » aurait été tacitement renouvelé depuis, personne ne l’ayant jamais dénoncé.
Le « pacte républicain » est bien sûr une supercherie qui en droit n’a aucune valeur et qui dans les faits ne repose sur rien (voir, ici, notre article sur le pacte républicain). En 1790, la société française s’organise depuis des siècles selon des codes identitaires qui n’ont rien à voir avec des « contrats » juridiques. D’où la nécessité de faire subir à cette société de profonds bouleversements.
La République va ainsi se lancer dans une vaste entreprise d’ingénierie sociale. Prétextant le « pacte républicain », elle allait détruire pour reconstruire selon d’autres plans. Puisque le « contrat social » est un contrat qui lie des individus (et non des groupes), la régénération devait s’attacher à décomposer le peuple jusqu’à obtenir l’individu esseulé. D’abord faire tomber les murs porteurs de la nation identitaire : décapiter le Roi, massacrer les élites, détruire l’Eglise. Ensuite éradiquer les institutions identitaires : les communautés villageoises, les corps de métiers, les corporations, les « réunions particulières », les paroisses… Enfin abattre la famille identitaire : désacraliser le mariage, autoriser le divorce, diminuer le pouvoir du Père, un jour autoriser le mariage homosexuel… L’objectif est d’en arriver à l’individu isolé et dissocié de ses semblables : « il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général » ; « il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation » (Loi Le Chapelier –juin 1791). Traduisons : l’individu doit être seul face à l’Etat. Il ne lui est plus permis de s’associer pour défendre ses intérêts et ses droits. Le rêve d’un Etat omnipotent face à une masse d’individus dissociés est un rêve républicain basé sur la mythologie du contrat.
Pour se réaliser, le « nouvel ordre » devait ramener les hommes enracinés à l’Homme universel et abstrait : le citoyen « sans distinction ». Les appartenances délimitées par l’ordre ancien, appartenances qui faisaient les hommes concrets, ont toutes été attaquées ou contestées : appartenances familiales, communautaires, provinciales, nationales, raciales, culturelles, religieuses, sexuelles… Cela s’est fait au nom de « valeurs » qui n’en étaient pas, véritables attrape nigauds qui étaient en fait de véritables escroqueries intellectuelles :
- L’Egalité. L’Egalité passe par la citoyenneté « sans distinction d’origine, de race ou de religion» et ne concerne donc que des hommes amoindris et unidimensionnels, des hommes dont on ne veut reconnaître que le statut juridique (leur assujettissement à un Etat omnipotent) et dont on refoule ce qui fonde réellement leur humanité et fait leur diversité : leur lignée, leur culture, leur religion, leurs croyances, leurs mœurs, etc.
- La Liberté. La Liberté est un terme vague qui ne veut rien dire et dans lequel chacun peut mettre ce qu’il veut. Au nom de « sa liberté », on peut selon le désir de chacun, divorcer, avorter, changer de sexe, changer de religion, changer de patrie ou même ne pas en avoir… La Liberté signifie « affranchissement des anciennes institutions et ralliement aux nouvelles ».
- La Fraternité. La Fraternité n’indique pas une solidarité entre frères, c’est-à-dire entre gens de même sang, mais signifie au contraire la nécessité de s’affranchir des anciennes frontières familiales, communautaires, nationales, ethniques, religieuses… pour s’ouvrir à l’Autre et au « genre humain ».
- La Démocratie. La démocratie, version républicaine, est un régime politique qui confie pour l’éternité le pouvoir politique aux apparatchiks du politburo républicain. Le seul pouvoir qui reste au peuple est en effet celui de choisir parmi les républicains que le régime veut bien lui proposer. « Démocratie » signifie donc « soumission du peuple au système qui le détruit ».
- Les droits de l’Homme. Les droits de l’Homme sont ceux de l’homme amoindri et abstrait : le citoyen sans distinction. Ce ne sont pas les droits du musulman en tant que musulman ou les droits de l’Autochtone en tant qu’Autochtone. Revendiquer les droits de l’Homme signifie accepter la réduction de l’humain au standard universel.
- Etc.
Le nouvel ordre social engendré par la destruction des institutions qui faisaient du peuple français un monolithe suppose que ce peuple ne soit désormais qu’un vulgaire monticule de sable. Un monticule d’individus calibrés pour passer dans le tamis républicain, placés sous le contrôle suspicieux de l’Etat et entretenant une relation directe avec lui. Dès lors, l’individu « libéré » des anciennes institutions qui le protégeait, est « contractuellement » dépendant d’un pouvoir qui ne se privera pas d’augmenter sur lui son emprise : c’est le nouvel ordre social. Au nom de « l’intérêt général », l’Etat intervient aujourd’hui jusque dans l’intimité de l’individu, promulguant des lois qui l’autorisent à l’épier au sein même de son foyer, qui règlent la manière dont il doit éduquer ses enfants, qui décident de l’Histoire en laquelle il doit croire, des propos qu’il ne peut tenir, qui juge de ce qu’il fume ou boit, qui fixent la périodicité d’entretien de son véhicule ou qui déterminent le nombre de vaccins auxquels il est astreint. Toute réunion d’individus destinée à faire valoir des droits particuliers sera dès lors sévèrement combattue (il est à prévoir que les syndicats, « corps intermédiaires » imposés à la République après des décennies de luttes autochtones, seront remis en cause jusqu’à leur complète disparition : la République concède parfois tactiquement, mais revient toujours à sa stratégie initiale de dissociation des individus).
L’ordre social basé sur la mythologie du « contrat social », ou du « pacte républicain », place l’individu dissocié au centre de son fonctionnement. Cet « ordre » est un ordre artificiel très sommaire qui ne tolère donc que deux entités : l’individu indifférencié, si ce n’est par sa fonction, et l’Etat. Dans cet ordre, les relations que doivent entretenir les individus entre eux est très proche en fait des relations que l’on observe dans une ruche ou une termitière. Ce sont des relations mécaniques (division du travail par exemple) et non plus à proprement parler humaine (rassemblement autour de valeurs…). De fait, si le Système amoindrit juridiquement les hommes, il les amoindrit aussi dans leur sociabilité. En rationnalisant leur évolution en société, il porte atteinte à leur humanité. Il ne faut pas sous-estimer les réussites du Système sur ce plan. Aucun besoin de faire une longue étude de sociologie pour constater que l’humain se standardise. Les hommes seront-ils un jour des insectes sociaux ? En tous cas, si l’ordre-Système perdure, la question peut se poser.
Nous avons dit que la République se voulait universelle et que le nouvel ordre social était fondé sur l’universalité. Cette universalité découle de l’universalité du pacte républicain mais aussi de la dissociation des individus que celui-ci suppose. Tout homme, d’où qu’il vienne, peut individuellement entrer en République. C’est le principe de base du pacte républicain. Autrement dit, la République comme « corps d’associés » (Sieyès) est un regroupement d’hommes dissociés. C’est un « corps politique » composé de grains identiques : un tas de sable. Quand tous les peuples seront tels des tas de sable, alors plus rien ne s’opposera au rassemblement de ces tas en un gigantesque monticule. L’idéologie du pacte républicain rend possible un ordre social planétaire.
Antonin Campana