Il faut cesser de se morfondre sur la situation, il est vrai dramatique, que connaît notre peuple. Coincé entre un antijaphétisme d’Etat qui le rend responsable de l’échec du « vivre-ensemble », un racisme antiblanc endémique et une assimilation qui le dilue dans l’universel, le peuple autochtone de ce pays, dont le droit à l’existence nationale est explicitement refusé par l’Etat colonial républicain, est sur le point de disparaître définitivement. C’est un fait et nous ne le nions pas. Cependant, ce constat justifie-t-il le désespoir et l’inaction que l’on rencontre de plus en plus fréquemment ? Sans doute pas.
Car, nous l’avons déjà dit et nous le répétons, d’autres peuples ont connu des situations similaires et ont parfaitement su les surmonter. Les dispositions qu’ils ont prises pour y parvenir sont d’application universelle. Il faut s’en inspirer et les prendre comme modèle. C’est de ce point de vue, uniquement, que nous nous référons ici au sionisme.
Au XIXe siècle, les Juifs sortent du ghetto qui leur avait permis de traverser les siècles en conservant tous les aspects de leur altérité. « L’Emancipation » transfère les Juifs d’un foyer protecteur ou s’affirme un entre-soi rigoureux à une société où règne la promiscuité avec les étrangers. Les Juifs doivent à la fois résister à une assimilation dissolvante, qui condamne à terme l’existence même du peuple juif, et à un antisémitisme qui s’appuie essentiellement sur cette résistance « suspecte » à l’assimilation. Comme les Autochtones aujourd’hui, les Juifs doivent alors, sous peine de disparition, faire rapidement cesser les mariages mixtes, les reculs identitaires et religieux, les conversions, la dispersion et la dilution du peuple, la substitution d’une mémoire étrangère à la mémoire de la lignée, les cohabitations conflictuelles, bref les « illusions et pièges de l’assimilation ». La solution retenue sera la séparation par la construction d’un nouveau « foyer », un nouveau ghetto : un Etat national juif !
N’allons pas croire que la renaissance nationale juive allait de soi. La vague de l’assimilation était puissante et la minorité juive agissante était divisée en courants laïcs, politiques, religieux, nationaux, qui étaient à leur tour divisés en factions rivales. Comment rassembler à la fois les Juifs déjà assimilés et les Juifs encore du ghetto, les Juifs libéraux et les juifs orthodoxes, les Juifs du Bund et les nationalistes juifs, les Juifs russes et les Juifs français ? Dans les années 1890, il n’était pas du tout assuré que l’entreprise de Théodor Herzl soit couronnée de succès. Néanmoins elle le fut et peut à ce titre nous servir d’exemple.
Herzl publie en février 1896 une brochure intitulé « L’Etat juif. Essai d’une solution moderne à la question juive » dans laquelle il propose le rassemblement de tous les Juifs. Herzl veut un Etat pour le peuple juif. Pour faire approuver cette idée, Herzl propose la réunion d’un Congrès mondial juif. Dans l’esprit de Herzl, ce Congrès, véritable parlement juif, doit exprimer publiquement la volonté de renaissance nationale du peuple juif en même temps qu’il doit sceller l’union des forces vives de la nation juive. Le programme de cette « Assemblée nationale juive » est envoyé à toutes les organisations juives, parfois rivales, qui s’accordent sur la nécessité de rassembler le peuple juif. Des conférences préparatoires, tenues dans tous les pays, nomment des délégués au Congrès qui se déroulera à Bâle du 29 au 31 août 1897.
Formellement (voir photo), le Congrès se présente comme un véritable parlement : délégués en habit, décorum, ouverture par le doyen d’âge, débats… Il en sortira un « programme » qui tient en quatre points :
- Encouragement de principe à la colonisation de la Palestine
- Unification et organisation de tous les Juifs en associations locales et générales
- Renforcement de l’identité et de la conscience nationale juive
- Action diplomatique auprès des gouvernements pour obtenir la réalisation des buts du sionisme
Ce « programme », approuvé à l’unanimité, vise à obtenir le plus large assentiment possible. Pour le mettre en œuvre, le Congrès fonde l’Organisation sioniste mondiale. On décide que cette Organisation se déclinera en fédérations nationales qui seront elles-mêmes constituées de sections à l’échelle locale. Si la mission de l’Organisation est de rassembler tous les Juifs, celle des sections, chargées de la propagande, sera de partir à la « conquête des communautés ». Chaque groupe de cent membres devra élire un délégué au Congrès. Pour être membre il faudra être Juif et payer une somme d’argent, le shekel.
Le Congrès va se réunir tous les ans. Il désigne un Comité d’action sioniste, sorte de gouvernement composé de 23 membres et chargé de conduire la politique sioniste. Ce Comité représente le peuple juif dans toutes les « relations extérieures » et autres négociations. Herzl est élu président de l’organisation sioniste mondiale. Dès le 1er Congrès, le peuple juif se dote donc d’un Etat parallèle (l’Organisation sioniste avec son parlement et son gouvernement), d’un projet politique (« programme de Bâle »), d’un hymne national, d’un drapeau (avec l’étoile de David)… De multiples institutions (Jewish Colonial trust, Fond national juif…) viendront bientôt renforcer cet Etat d’Israël en devenir.
Le retentissement du congrès dans les communautés juives fut immédiat et le développement du mouvement fut rapide. Il y avait 177 sections en 1897, on en compte déjà 913 l’année suivante. En 1903, l’organisation compte déjà 232 626 membres. Herzl pourra dire à juste titre, au lendemain du congrès de 1897 : « Si je devais résumer le congrès de Bâle en une seule phrase — que je me garderai de prononcer publiquement — je dirais : à Bâle, j’ai fondé l’État juif. Si je disais cela à haute voix aujourd’hui, je serais accueilli par un fou rire général. Peut-être dans cinq ans et certainement dans cinquante ans, tout le monde s’en rendra compte » (Journal, 1er septembre 1897).
Quelles leçons un Autochtone européen peut-il tirer de tout cela ?
La première leçon à mon sens est que le droit d’un peuple à l’existence nationale n’a pas à attendre la permission des autorités pour se manifester.
La seconde leçon est qu’il est possible de se soustraire aux règles du jeu de l’Etat désintégrateur. Nous pouvons imposer nos propres règles en organisant une sécession morale, intellectuelle, culturelle et politique de la nation autochtone.
La troisième leçon est qu’il n’est pas inconcevable que les différents mouvements autochtones (politiques, religieux, culturels…) s’entendent et agissent de conserve, malgré leur diversité et leurs divergences, sur la base d’un programme qui propose l’unification et l’organisation du peuple autochtone.
La troisième leçon est qu’une Assemblée nationale autochtone qui se doterait d’une Organisation autochtone (un Etat parallèle) et d’un Comité exécutif (un gouvernement) serait en capacité de rassembler le peuple autochtone et de le libérer.
La quatrième leçon est une leçon d’humilité : il faudra travailler avec patience et constance sur plusieurs générations. Ceux qui veulent tout, tout de suite, seront déçus.
La cinquième leçon est une leçon d’espoir. Il existe un chemin. Un seul. Nous devons simplement le prendre. Et par la force des choses nous le prendrons.
Antonin Campana