Dans le Livre 1 de ses Pensées, Marc-Aurèle rend grâce à sa famille, à ses maîtres et à ses Dieux de lui « avoir appris » à s’abstenir de faire le mal. Il les loue pour l’avoir instruit de la « discipline hellénique », de l’amour du « beau, du vrai, du bien » et de la nécessité de ne pas s’arrêter sur les « pensées mauvaises ». Grâce à leur exemple, leurs avertissements et leurs leçons il a appris cette maîtrise de soi et cette domination des passions sans lesquelles, dit-il, il n’aurait pu faire face à ses « devoirs ».
C’est une constante dans la pensée antique que l’homme naît imparfait et que seule l’éducation et l’apprentissage des bonnes mœurs peuvent le « polir », lui apprendre à distinguer le bien du mal et à limiter ses passions et ses excès (« La bonne éducation sait instruire au bien : celui qu'elle a formé connaît le mal par la règle du beau et de l'honnête » Euripide, Hécube, Ve siècle Av. J.C.).
L ’Eglise enseignera quant à elle que tous les hommes naissent dans l’iniquité et le péché. La doctrine du « péché originel » reconnaît que l’homme a en lui, dès sa conception, un vice qu’il s’agit de corriger par le baptême mais aussi par de bonnes mœurs. Pensée chrétienne et pensée antique s’accorde donc pour reconnaître l’imperfection originelle de l’homme et la nécessité de lui inculquer des règles de conduite qui contraignent autant que possible ses pulsions, son égoïsme et sa brutalité. Autrement dit, l’homme est imparfait par nature, seule la société peut l’élever et le faire se tenir droit (avec l’aide de la Grâce divine pour les catholiques). Nous sommes aux antipodes de la pensée d’un Rousseau.
Le sociologue Frédéric Le Play et le théologien Henri Delassus[1] ont parfaitement relevé, au XIXe siècle, que la théorie de la bonté native de l’Homme et subséquemment de la société qui le corrompt, théorie rousseauiste absurde qui charpente tout l’édifice républicain depuis 1789, était au centre du processus de destruction de l’Eglise mais aussi de la société européenne.
La croyance en la perfection originelle de l’homme, « erreur fondamentale » du XVIIIe siècle selon Le Play, rend criminel la limitation de sa liberté et légitime la révolte contre tout ordre qui la contraindrait. Si l’homme est naturellement bon, innocent et pur, il doit être libre de manifester ses instincts, ses pulsions et ses désirs, qui ne peuvent être que bons, innocents et purs. Et tout ce qui pourrait contraindre l’homme et sa liberté d’exprimer sa perfection originelle est par définition injustifiable. Ainsi la famille, la religion, les institutions, les règles sociales, les coutumes, les appartenances, la bienséance, la morale, les codes, les normes, les lois… sont autant de prisons qui entravent et pervertissent la bonté native de l’homme. Allons plus loin : si les hommes bénéficient tous de cette perfection originelle, alors ils sont tous égaux. Et s’ils sont égaux, pourquoi les hiérarchies ? Et puisqu’ils sont bons, pourquoi les gouverner ? Une société d’égaux sans contrainte ne pourrait-elle pas s’autoréguler sans autorités ? Liberté, égalité, fraternité !
Rousseau et la doctrine du « bon sauvage » détruisent les fondements et la transmission de 3000 ans de civilisation européenne. Jusque là, on savait qu’un homme non poli par le groupe hiérarchisé ne valait guère mieux qu’une bête. Le bon sens et l’expérience enseignaient depuis toujours que le « bon sauvage » est une brute épaisse. Seule la société des hommes pouvait par l’éducation, le long enseignement des règles et des codes, le respect des hiérarchies, la pénalité parfois, faire d’un être de nature un être de culture.
Jusqu’à Rousseau, il est acquis que l’homme doit se construire pour devenir un homme. Et que le rôle de la société (la famille, la communauté villageoise, le métier, l’Eglise…) est de l’aider à cela. A partir de Rousseau et surtout de la révolution « française », on affirmera que l’homme doit se libérer des « conditionnements » familiaux, religieux, ethniques, coutumiers, sexuels… pour « s’épanouir », se « réaliser », « devenir lui-même », réaliser son moi le plus profond qui ne peut être que bon, innocent et pur. Partant de ce principe, la Révolution attaque la famille, le mariage, les corps intermédiaires, l’Eglise et la monarchie. Il faut casser les constructions sociales artificielles qui altèrent la perfection naturelle de l’homme et font de lui ce qu’il est devenu. Il faut couper les lignes hiérarchiques, atomiser les corps sociaux, rendre impossible la transmission perverse de ce qui altère et corrompt : esseuler les hommes pour les rendre à leur perfection.
Nous arrivons aujourd’hui au bout de cette logique absurde.
Voyez le traitement de la délinquance. C’est la conviction de la perfection originelle de l’homme qui explique en grande partie le laxisme de « nos » tribunaux. Le délinquant est toujours une victime. Victime de sa condition sociale et de la société qui l’a corrompu par ses manques et ses injustices répétées.
Le pédagogisme à la mode se fonde lui-aussi sur les mêmes principes. Le « maître », à qui Marc-Aurèle exprime sa reconnaissance, doit laisser la place à un enseignant-référant qui doit aider « l’apprenant » à « construire ses propres savoirs ». La reproduction d’un savoir enseigné doit laisser la place à l’autoformation. L’idée est de libérer l’élève d’une transmission scolaire rigide et hiérarchisée : les choix de l’apprenant, enfin libre d’exprimer ses potentialités innocentes et pures, ne peuvent être que « bons ».
L’individu est donc fermement incité à se libérer des déterminismes sociaux et biologiques. La capacité d’un individu à faire ce qu’il ressent, ce qu’il veut, ce qu’il lui plaît, peu importe les coutumes ou les anciennes règles, est forcément positive. Une femme peut conduire une pelleteuse si c’est son choix. Deux hommes peuvent se marier si c’est leur choix. Une femme peut devenir homme (et inversement) si c’est son choix. Les pesanteurs sociales et biologiques qui orientent artificiellement la volonté des hommes doivent s’effacer pour que leur nature réelle, forcément bonne, innocente et pure, puisse s’exprimer.
Derniers exemple : l’immigration. Si l’homme est né bon et si c’est la société qui le corrompt, alors les cultures, fondements de l’organisation sociale, sont au centre de ce processus d’altération. L’éradication des cultures sociétales corruptrices aurait ainsi deux avantages : elle permettrait aux hommes de retrouver leur perfection originelle et, puisque les hommes parfaits sont par définition égaux et fraternels, elle rendrait possible le vivre-ensemble universel, donc le mélange des peuples.
En résumé, soit l’on considère avec les penseurs de l’antiquité et ceux de l’Eglise (mais pas seulement) que l’homme ne naît pas parfait, innocent et pur, et que pour être davantage qu’un animal ou une brute, il a besoin d’être structuré par des maîtres, une éducation, des règles, des hiérarchies, bref une société. Soit l’on considère avec Rousseau, Robespierre et Taubira que l’homme est né bon et qu’il doit être libéré des règles, des codes, des pesanteurs sociales, des patries, des déterminismes sociaux, culturels, sexuels, biologiques qui dégradent sa perfection originelle. Dans le premier cas, on sera un « conservateur » soucieux de protéger les piliers encore debout d’une civilisation plusieurs fois millénaire. Dans le second, on sera un destructeur attentif à promouvoir ce qui pourrait les affaiblir : les droits LGBT, l’abolition des rôles sociaux masculin/féminin, le relativisme culturel et religieux, l’immigration de peuplement, le Grand Remplacement, l’anéantissement de la Famille, la falsification de l’histoire, la destruction de l’identité…
Il ne faut pas sous-estimer la puissance des mythes. Celui du « bon sauvage » a formaté l’esprit de plusieurs générations de bons républicains. Il fut et reste parmi les plus destructeurs.
Antonin Campana
[1] Mgr Henri Delassus, vérités Sociales et Erreurs Démocratiques, 1909, Réédition par les Editions Saint-Rémi