La « Déclaration de repentance » de l’Eglise de France lue au mémorial de Drancy par Mgr Olivier de Berranger (1997) affirme « les racines juives du christianisme ». Il semble en effet acquis, depuis Vatican II au-moins, que l’Eglise est de moins haute antiquité que le judaïsme, et que celui-ci serait en quelques sorte le terreau de celle-ci. Rien n’est plus faux pourtant, puisqu’au premier siècle après Jésus-Christ le judaïsme… n’existait pas encore !
La religion qui était alors pratiquée en Palestine était un culte à Yahvé que nous nommerons « yahvisme ». Le yahvisme était une religion très éloignée du judaïsme. Le yahvisme reposait sur une caste sacerdotale de prêtres placés sous l’autorité d’un grand prêtre. Les prêtres officiaient dans un Temple unique, à Jérusalem. La liturgie était basée sur les sacrifices d’animaux. Ainsi, par exemple, un agneau était présenté, on le faisait boire dans une coupe en or, puis on l’égorgeait. On aspergeait de son sang les bases et les angles de l’autel, on le découpait ensuite selon une procédure immuable avant de déposer les morceaux sur l’autel en offrande à Dieu. Dans ce contexte judéen de religion yahviste, le christianisme est une véritable révolution. Au Temple unique, il va substituer un réseau d’églises. A la religion sacrificielle, il va substituer une religion reposant essentiellement sur la foi, associée à une liturgie basée sur la prière, la fraction du pain mais aussi la lecture des livres sacrés, les bénédictions ou les sermons.
Le judaïsme quant à lui commencera timidement à se former après la destruction du Temple en 70 de notre ère. Aux sacrifices, Gamaliel II substitua alors, à la manière chrétienne, les prières (dont la fameuse « prière contre les hérétiques » qui vise les chrétiens). Il fit rédiger un premier corpus théologique et rituel. Le canon de la bible juive fut fixé (et les « mauvais passages » éliminés). Le nouveau rituel, appelé avodah chè-ba-lev (« culte du cœur »), permettait aux simples particuliers de célébrer l’office en lieu et place des membres de la caste héréditaire des prêtres, contrairement aux principes yahvistes (mais conformément à ce que pratiquait le christianisme naissant, avec ses diacres et ses presbytres). Un réseau de synagogues apparaît à partir de la chute du second Temple et il paraît la-aussi bien difficile de ne pas y voir un équivalent du réseau d’églises. Ce n’est qu’au Ve siècle toutefois, avec la formation du Talmud et son influence radicale sur la vie juive, que le judaïsme sera véritablement établi en tant que tel. Le judaïsme apparaît donc cinq siècles après le christianisme et de nombreux indices semblent montrer que c’est le judaïsme qui copie le christianisme, et non l’inverse.
Est-ce à dire que le judaïsme ne s’enracine pas dans le yahvisme, ou qu’on ne trouvera pas dans le judaïsme des éléments authentiquement yahvistes ? Bien sûr que non. Mais le christianisme s’enracine tout autant dans cette religion mère, en a conservé de nombreuses traces et le revendique haut et fort depuis Jésus. Par la suite effectivement, alors que le judaïsme se formait, le christianisme s’est adouci d’éléments puisés dans le paganisme européen. Ainsi, tout ce qui dans l’Eglise élève moralement (l’acceptation de la diversité à travers le culte des saints ou de la Vierge, les cathédrales, la musique sacrée, la peinture de Michel-Ange, le libre arbitre…) ne relève pas de la religion yahviste. Et tout ce qui dans l’Eglise rabaisse l’âme (le monothéisme jaloux, l’acceptation passive des génocides cananéens, les croisades contre les Albigeois…) s’enracine dans la religion yahviste. L’Eglise et la Synagogue se greffent sur l’arbre yahviste, mais l’Eglise est un surgeon plus ancien.
On pourrait évidemment donner au judaïsme une définition ethnico-raciale : le judaïsme serait alors le point commun des membres d’une lignée hébraïque qui remonterait à Abraham. Mais cela poserait de nombreux problèmes. Ce serait ignorer que l’Eglise primitive est presqu’essentiellement composée de Juifs « selon la chair » et que tout au long de son histoire l’Eglise a compté dans ses rangs, jusqu’aux plus hauts niveaux, de nombreux Juifs convertis. D’autre part, l’historien israélien Shlomo Sand a montré que la dispersion des Juifs relevait largement d’un roman national fabriqué, que la grande masse des juifs descendait de païens convertis et que les vrais descendants du peuplement hébraïque de la Palestine au temps de Jésus étaient sans doute les Palestiniens d’aujourd’hui, arabisés et islamisés à partir du VIIe siècle. Le judaïsme n’a donc pas plus de lien « biologique » avec l’antique « peuple hébraïque », disparu par assimilation, que l’Eglise (ou même l’Islam).
En résumé, le christianisme est une religion antérieure au judaïsme. L’une et l’autre religion ont une origine yahviste (et non « juive » en ce qui concerne le christianisme) et en gardent la trace. Si le mot « Juif » est synonyme d’hébraïque (sens ethnique), alors l’Eglise peut valablement affirmer ses « racines juives », puisque le yahvisme était hébraïque… mais, dans ce cas, elle ne peut manifester la moindre subordination au judaïsme, puisque les Juifs d’aujourd’hui ne sont pas plus d’ascendance hébraïque que les chrétiens d’aujourd’hui.
Les Pères de l’Eglise (Justin, Origène, Chrysostome, Augustin…), qui jusqu’à la fin de la guerre mondiale (1914-1945) faisaient autorité auprès des évêques et du pape lui-même, disaient en substance que l’Eglise était le « Verus Israël », le véritable « peuple élu » (pour une étude complète sur le sujet, lire l’ouvrage fondamental de Marcel Simon Verus Israël, étude sur les relations entre Chrétiens et Juifs dans l’Empire Romain, De Boccard, 1983). Cette affirmation signifiait que l’Eglise était dépositaire de la Promesse divine et de l’Alliance, et qu’il lui revenait, à elle et à nul autre, de dire le Droit et la Loi divine sur terre.
Depuis Vatican II, l’Eglise affirme de fait la prééminence d’Israël. En proclamant son « origine juive », elle reconnaît une dette qui la subordonne. En reconnaissant la pérennité de l’ancienne Alliance (ainsi Jean-Paul II, en 1980 à la synagogue de Mayence, soulignait que l’Alliance avec le peuple juif « n’a jamais été dénoncée par Dieu »), elle accepte que le droit et la loi soient apportés jusqu’aux « confins de la terre » par un « peuple élu » qui n’est plus l’Eglise. Autrement dit, l’Eglise s’est soumise à un système de représentation qui suppose sa propre destruction. Revenue sur terre, elle a donné son droit à la prééminence à d’autres. Vaincue, il ne lui reste plus qu’à sortir de l’Histoire : dès lors, comment s’étonner de ce qu’elle nous montre aujourd’hui ?
Antonin Campana