[Une société humaine sans frontières ne respecterait pas l’ordre structurant voulu par Dieu. Aussi Dieu décide-t-il de la séparation des peuples, qu’il rend irréversible. Abolir la séparation des peuples reviendrait à abolir les séparations voulues par Dieu et à réintroduire le chaos]
Après le déluge et la sortie de l’Arche, les fils de Noé eurent une descendance nombreuse qui peupla le monde entier. En cette époque, nous dit la Genèse, les hommes de toute la terre avait un seul langage et les mêmes mots. Ils eurent l’idée de s’assembler sur une vaste plaine et d’y bâtir une ville et une tour si haute qu’elle atteindrait les cieux. L’objectif déclaré de ce projet était de se faire un « nom », c’est à dire de se poser en tant qu’unité, afin de ne pas être « dispersés » sur la surface de la terre.
L’humanité constitue donc alors « un seul peuple » (Gn11.6) possédant « un seul langage » (Gn11.6) c’est à dire une même culture, une même identité, des valeurs identiques qui lui permettent d’avoir un projet commun. Visiblement, elle a atteint un degré de discernement suffisant pour comprendre comment fonctionne la logique divine : si elle craint d’être « dispersée » c’est qu’elle sait que le divin structure en séparant.
Néanmoins, les faits ne donnent-ils pas immédiatement raison à Dieu ? Car cette capacité de discernement n’apparaît pas suffisamment aiguisée pour laisser entrevoir que le seul moyen de ne pas être dispersé serait précisément de discerner les séparations et de les respecter. En voulant faire une Tour qui atteigne les cieux les hommes entreprennent de mettre en contact le profane et le sacré, un péché qui a déjà été commis trois fois : par Adam et Eve, par Caïn, par les unions avec les Nephilim. Par ce contact, le sacré se souille mais le profane se sacralise et acquiert une part de la puissance du sacré : la « pomme » donne la connaissance, les femmes humaines des Nephilim engendrent des surhommes. Si les hommes atteignent les cieux alors pour eux, estime Dieu, rien ne sera plus irréalisable. En d’autres termes, laisser l’humanité atteindre les cieux c’est prendre le risque que bientôt cette incapacité humaine, maintenant bien avérée, de distinguer même les séparations élémentaires, ne produise à terme, sous l’effet d’un surcroît de puissance, une destruction complète de la Création. Laisserait-on un enfant jouer avec le bouton nucléaire ?
Dieu prend deux décisions : il va disperser les hommes sur toute la surface de la terre et il va brouiller leur langage de manière à ce qu’ils ne puissent plus se comprendre. En d’autres termes, Dieu va séparer les peuples.
Cette séparation, conséquence inattendue d’une volonté de se préserver de la dispersion, est ici double : elle est géographique, elle est identitaire. Les hommes ne se comprendront plus, d’une part en raison de cette distance géographique imposée, génératrice de développements séparés, d’autre part, ceux-ci renforçant celles-là, en raison de leurs identités différenciées qui avec la langue, mais aussi, nous le verrons plus loin, les mœurs, l’habillement, les traditions, bref tout ce qui donne forme à l’appartenance culturelle, constitueront autant d’obstacles infranchissables rendant quasiment impossible, faute d’un socle suffisant de valeurs communes, des projets fédérateurs potentiellement « créaticides » telle que celui de la Tour de Babel .
Comme si cela ne suffisait pas, à la séparation géographique et culturelle s’ajoute bientôt une séparation généalogique qui apparaît déterminante dans le contexte biblique.
Diversification des lignées
Il y a quelques années je m’étais amusé à faire un décompte rapide de l’emploi du mot « peuple » dans l’Ancien Testament, puis dans le Nouveau. Je m’étais appuyé pour cela sur l’Encyclopédie biblique de Frank Reisdorf-Reece, une encyclopédie protestante qui relève toutes les occurrences de milliers de mots clés. Le mot « peuple » est de ceux-là. Il est répertorié plus de 1670 fois dans les textes vétérotestamentaires (seulement 115 fois dans le Nouveau Testament). Pour avoir une idée de l’importance que revêt cette notion, nous pouvons nous référer à la Bible Segond (elle-aussi protestante). L’Ancien Testament y occupe 832 pages. Le mot « peuple » est donc employé en moyenne deux fois par page (le Nouveau Testament fait quant à lui 233 pages, ce qui fait une mention toutes les deux pages en moyenne : quatre fois moins !). L’Ancien Testament contient 23212 versets, ce qui fait que l’on trouve ce mot tous les 14 versets en moyenne. Si l’on ajoute le pluriel de « peuple» (260 occurrences environs dans l’AT), le mot « nation » au singulier (100 occurrences environ) et « nations » au pluriel (440 occurrences environ) nous obtenons environ 2470 références directes aux diverses communautés ou groupes humains, ce qui nous fait plus de trois références en moyenne par page de l’Ancien testament, et une référence tous les neufs versets. Cela fait beaucoup.
Si l’on regarde maintenant les mots les plus employés par la Bible, nous trouvons en tête « Eternel » avec 6996 mentions, puis vient « Dieu » (4174), Israël (2603), « roi » (2562), « point » (2293), « maison » (1950), « homme » (1803), « pays » (1799), « peuple » (1784) ». Puis viennent « seigneur » (1339) et « terre » (1243) (source intratext.com).
Dans la Bible, le mot « peuple » ou « nation » (au singulier) exprime à la fois l’appartenance :
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à une lignée («mon peuple, les enfants d'Israël » Ex 7.4 ; « Je ferai aussi une nation du fils de ta servante » Gn 21.13)
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à une communauté de culture (« ils forment un seul peuple et ont tous une même langue » Gn 11.6)
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à une communauté de religion (« vous serez mon peuple », une « nation sainte » Ex 19.6),
Le mot « nations » (au pluriel) renvoie plus souvent à l’altérité, aux « autres » groupes perçus négativement puisqu’appartenant à une autre lignée, une autre culture ou à d’autres dieux (« Les idoles des nations sont de l'argent et de l'or » Ps 135.15) .
Quoi qu’il en soit, dans l’Ancien Testament notamment, les mots « peuple » ou « nation » expriment toujours l’appartenance : ce peut être l’appartenance au « peuple d’Israël » ou l’appartenance aux « nations ». Cette appartenance est déterminée généalogiquement. A de rares exceptions près (le Livre de Ruth par exemple) on considère globalement que la religion, la culture et le « pays », c’est à dire la « terre » où le « peule » est installé, dépendent de la lignée, de l’ascendance, bref de la généalogie.
Le « peuple » est donc une notion centrale dans la Bible (l’Ancien Testament surtout), qui ferait presque concurrence à l’idée de « Dieu » si les « peuples » ne tiraient pas précisément leur existence de Dieu, qui les a en quelque sorte engendrés en « séparant » l’humanité, en la fractionnant. De fait, si au mot « peuple » on ajoute le mot « nation » et leurs pluriels respectifs, on obtient ces 2470 occurrences qui font de la désignation de l’appartenance la principale préoccupation biblique après Dieu. Allons plus loin : si on ajoute encore le mot « Israël » qui renvoie au « peuple d’Israël », donc à une appartenance, nous obtenons 5073 occurrences, ce qui place cette fois le souci d’appartenance devant le souci de Dieu (4174 occurrences). Pour être juste, il faudrait alors ajouter au mot « Dieu » le mot « Eternel » (nous obtiendrions alors 11170 mentions), mais aussi celui de « Seigneur » (ce qui ferait en tout 12509 mentions). Mais, côté appartenance, on pourrait aussi ajouter le mot « pays », et nous aurions alors au total, toutes déclinaisons principales de l’appartenance confondues, 6872 mentions.
L’appartenance à tel ou tel peuple d’une humanité diversifiée par le divin n’en reste pas moins la clé qui permet de comprendre la gloire de certains groupes, comme la déchéance de certains autres. Selon que vous êtes du « peuple élu » ou d’un peuple cananéen votre destin ne sera pas identique. C’est pourquoi, il est important de distinguer les peuples et de justifier les distinctions.
La Genèse rapporte en deux chapitres l’histoire de la création du Ciel, de la Terre, des animaux, des hommes, de la femme... mais utilise tout le chapitre 10 pour dresser un immense arbre généalogique, parfois appelé « table des peuples » ou « table des nations », afin de nous expliquer comment se répartissent les nations en fonctions de la descendance des trois fils de Noé (Sem, Cham et Japhet).
Sem est l’ancêtre des peuples sémites, dont fait partie le peuple hébreux. Japhet apparaît comme l’ancêtre des peuples indo-européens habitant l’Asie mineure et les îles méditerranéennes. Cham est considéré comme l’ancêtre des Cananéens et des peuples du Sud, c’est à dire les peuples africains. Cette généalogie n’est pas que simple fioriture : elle est déterminante pour le destin des individus et des peuples. Ainsi, puisque Cham a vu la nudité de son père Noé (indistinction faite par Cham entre le nu et le vêtu) les nations qui en seront issues seront les esclaves des nations sémitiques et japhétiques. Au contraire, il reviendra au peuple d’Israël, descendant de Sem, d’être un « royaume de prêtres ».
C’est que le « peuple élu » occupe une place à part dans le schéma vétérotestamentaire : la Genèse exposera sa généalogie complexe sur pas moins de 38 chapitres, soit les quatre cinquième du livre ! Il faut détailler l’histoire de la Lignée pour ne laisser aucun doute sur son homogénéité, sur une filiation qui remonte à Jacob/Israël et qui fait de chaque Hébreux, et bientôt de chaque Juif, un « fils d’Israël ».
A suivre
Antonin Campana