[L’Homme, précipité hors du Jardin, montre de nouveau son incapacité à distinguer et à respecter les séparations voulues par Dieu : il ignore la différence du sacré et du profane, il se mélange avec une autre espèce : les Néphilim. C’est la raison de son extermination par Dieu.
NB : vous trouverez nos autres textes « ponérologie » dans la catégorie « Ponérologie » de ce blog. Il est recommandé de les lire dans l’ordre de parution.]
Ce qui provoque la « chute » est le non respect d’une distinction imposée par Dieu. Il y avait une différence entre cet arbre que Dieu avait mis en évidence au milieu du Jardin et tous les autres arbres. L’homme avait parfaitement compris qu’il devait respecter cette différence, même s’il ne savait pas pourquoi. Il transgresse volontairement et sous l’influence de Satan le premier et seul commandement formulé par Dieu, commandement qui peut se résumer ainsi : « tu distingueras » (cet arbre dont tu ne mangeras pas les fruits).
L’indistinction est donc le péché originel. L’homme croque la « pomme » parce qu’il a préalablement décidé d’ignorer cette « différence » que lui montrait Dieu. Il a décidé d’agir avec cet arbre comme avec les autres arbres, d’agir comme s’il était un « même » alors qu’il était un « autre ». Cette indistinction volontaire est une profanation : l’homme ignore le caractère sacré de l’arbre et le renvoi dans le profane. Il mélange ce qui était séparé et par cela il corrompt la Création.
Ce péché originel, péché d’indistinction, bouleverse le plan de Dieu et fait véritablement entrer l’homme dans l’Histoire.
En effet rien de notable ne se passe dans le jardin d’Eden, pas le moindre événement digne d’être relaté. Le premier véritable événement est la transgression de l’ordre divin intimant l’ordre de différencier un arbre particulier de tous les autres. Le péché d’indistinction va à son tour provoquer une succession d’événements de plus en plus nombreux qui vont marquer les esprits et pouvoir faire l’objet d’une chronique orale puis écrite : l’humanité entre dans l’Histoire.
L’homme va en effet être expulsé du Jardin et va devoir se nourrir « à la sueur de son front » pendant que la femme, par lui « dominée », enfantera « dans la peine ».
Les mots ont un sens. Le Travail est ici conçu comme une « peine » (« dans la peine tu t’en nourriras » Gn3.17) : il est donc à la fois une sanction (il faut purger sa peine), mais c’est aussi une douleur (éprouver de la peine, ou avoir de la peine à faire quelque chose, c’est souffrir).
Comme le travail, l’accouchement est réduit à n’être qu’une peine. D’ailleurs la médecine ne nomme-t-elle pas « travail » le processus douloureux qui mène à l’accouchement ? Il faut croire que la faculté de discernement et le droit de créer des produits du sol ou un enfant, n’ont pas été octroyés gratuitement.
Le Travail, activité laborieuse et cause de souffrances, provoque tout naturellement séparations et divisions : « division du travail », répartition des tâches qui seront sources de progrès, mais aussi de conflits. La division du travail et la distinction entre les fonctions rythmeront à partir de Caïn, le cultivateur, et d’Abel, l’éleveur, l’histoire sociale de l’humanité.
Une histoire sociale qui commence mal puisqu’elle débute par un meurtre : celui d’Abel par son frère Caïn.
Au départ, le différent repose sur une histoire d’offrandes. Abel aurait offert à Dieu des premiers nés de son troupeau, Caïn des fruits du sol. Sans que l’on comprenne trop pourquoi, Dieu accepte le don de l’éleveur et refuse celui du cultivateur. C’était le meilleur moyen de provoquer la jalousie de Caïn, jalousie qui se terminera par ce fratricide qui donnera à Victor Hugo l’occasion d’écrire ce merveilleux poème sur la conscience.
Quel a été le péché de Caïn ? Il faut relire les versets qui précèdent pour le comprendre. Le fruit défendu, cause de la chute et de la remise en cause de la création divine, est sorti du sol. C’est pourquoi Dieu maudit celui-ci. Or Caïn offre à Dieu des produits du sol, produits qui seront forcément impurs puisque venus d’une terre maudite. Par cette offrande, Caïn risque donc de profaner Dieu, de le souiller, d’où le légitime rejet divin. Caïn aurait donc du distinguer entre le pur et l’impur, commandement qui ne sera pourtant formellement énoncé que plus tard. Dieu interroge Caïn sur la cause de la colère divine comme s’il l’incitait à réfléchir sur les raisons de ce rejet. Il lui demande de « bien agir » pour éviter le « péché ». Caïn a la capacité de discernement n’est-ce pas ? Et bien qu’il s’en serve et qu’il trouve par lui-même quelle est l’indistinction cause du désaveu, quel est son « péché ».
Yahvé ne semble pas considérer toutes les activités sur un pied d’égalité. Visiblement il différencie (le cultivateur de l’éleveur) et hiérarchise (l’éleveur étant plus prés du sacré et le cultivateur du profane). Il y aurait donc des activités humaines qui permettent par leur nature de s’approcher de Dieu et d’autres qui en empêchent ou rendent cette communion plus difficile. Ainsi l’activité sacerdotale demande dans la Bible vétérotestamentaire un certain degré de pureté qui permet de fréquenter le Saint des Saints sans le souiller. Au contraire, l’activité des orfèvres, manipulateurs d’argent, marchands du Temple n’entraîne-t-elle pas au culte du Veau d’Or et n’éloigne-t-elle pas de Dieu ?
Adam, Caïn, Seth... vont avoir de nombreux descendants et continuer une Histoire de l’humanité qui avait bien mal commencé puisqu’on y compte déjà deux transgressions majeures et un meurtre abominable. Cette Histoire va être si désespérante que Dieu va décider d’y mettre fin d’une manière aussi brutale que radicale : par la submersion des terres par les eaux.
Que s’est-il passé pour qu’un Dieu, que des siècles de religion nous décrivent « bon », en vienne à vouloir exterminer tous le genre humain, femme et enfants compris ? Quelque chose de grave assurément mais qui reste apparemment, mais apparemment seulement, assez obscur. Quelques lignes seulement séparent le meurtre d’Abel du Déluge.
Le chapitre 6 de la Genèse est la clé pour comprendre la fureur divine qui s’exprimera au chapitre 7. On y a apprend deux choses importantes, ou plutôt trois.
Premièrement il existe une race appartenant au monde divin, ne vivant pas habituellement sur la Terre, mais pouvant s’y rendre, formant une sorte de cour céleste de Dieu, messagers et anges à la fois, ayant parfois forme humaine, êtres de haute taille que la Bible nomme les Nephilim.
Deuxièmement ces Nephilim, trouvant belles les femmes humaines, n’hésitent pas à se reproduire avec elles. L’union des ces deux espèces à la nature si différente donnera naissance à des surhommes : les héros des temps antiques. Or Yahvé semble désapprouver ces unions. N’oublions pas qu’il avait pris soin de séparer les espèces, chacun devant vivre et se reproduire « selon son espèce ». En se mélangeant, les deux races transgressent la volonté divine, donnent naissance à une nouvelle espèce que Dieu n’avait pas souhaitée. La sanction tombe : l’homme qui auparavant avait une durée de vie de près de 1000 ans comme Mathusalem, voire de plus de 1300 ans comme Seth, aura son espérance de vie réduite à 120 ans !
Troisièmement, ceci expliquant sans doute cela, Yahvé estime que l’Homme est plein de « malice » et que ses pensées sont « mauvaises à longueur de journée ». Il considère que la terre s’est « pervertie » (Gn 6.11), s’est remplie de « violences » et que « toute chair a une conduite perverse » (Gn 6.12). En conséquence de quoi, Dieu regrette la Création et décide d’effacer toute vie à la surface de la terre, toute vie ou presque puisque Yahvé va se donner les moyens de tout reprendre à zéro comme un élève qui refait sa copie.
En fait les informations importantes données par le chapitre 6 pour expliquer et justifier le Déluge du chapitre 7 sont les suivantes :
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Les hommes se sont mélangés avec une autre espèce, donnant naissance à une race nouvelle
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La Terre s’est « pervertie », tout le vivant ayant adopté une conduite « perverse »
Qu’est-ce que la perversité ? Qu’entend la Bible par conduite « perverse » ?
Etymologiquement le mot « perversion » vient du latin « pervetere » qui veut dire « mettre sens dessus-dessous ». Pervers vient de « perversus » qui veut dire « renversé ». « Perversio » renvoie à la « dépravation », au « désordre » à « l’action de détourner quelque chose de sa vraie nature » au changement du « bien en mal », au fait de détourner les choses de leur destination finale, de « dénaturer » (voir CNRTL, Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales)
« Sens dessus-dessous », « désordre », « dénaturer »... La conduite perverse est à l’évidence celle qui bouleverse l’ordre divin, qui dénature le projet de Dieu, qui déstructure la Création. Le « sens dessus-dessous » évoque le « tohu-bohu », le « chaos » originel avant que Dieu ne l’organise et le mette en forme. La perversité est ce qui ramène au monde qui précède l’intervention divine, c’est une régression en même temps qu’une négation de Dieu.
Un seul exemple nous est donné ici de cette perversité : il s’agit du mélange des hommes avec les Nephilim. Mais cet exemple est fondamental : il nous montre que la perversité de la chair, ou plutôt de sa conduite, est toute entière contenue dans cette incapacité à adopter une attitude discriminante avec une race étrangère. La perversité découle d’une transgression d’un commandement qui se fera plus explicite et plus radical par la suite, commandement obligeant à distinguer et à maintenir les séparations : on ne doit pas se reproduire avec les Nephilim, on doit se multiplier « selon son espèce ». Mais cette perversité découle aussi d’une autre indistinction, relative cette fois au profane et au sacré. Les Nephilim sont des fils de Dieu, ils participent du monde divin, donc du sacré. Les hommes sont des « glébeux » nés de la poussière, ils participent du monde terrestre, donc du profane. En s’unissant avec des Nephilim ils souillent le monde divin et portent atteinte au sacré de Dieu qu’ils profanent indirectement. Notons que ces deux indistinctions (on ne fait pas de différence entre les espèces, on ne fait pas de différence entre le sacré et le profane) font écho aux deux indistinctions majeures qui selon la Bible ont bouleversé le destin de l’humanité : Adam ne fait pas de différence entre l’arbre du milieu du Jardin et tous les autres arbres (il mange de leur fruit à tous), Caïn ne fait pas de différence entre l’impur susceptible de souiller Dieu et le pur susceptible de le contenter. L’homme semble répéter ses erreurs malgré les châtiments infligés. Ils iront crescendo, car si Dieu est bon, il n’est pas toujours gentil.
A suivre
Antonin Campana