[L’antijaphétisme se construit comme l’antisémitisme : un groupe identitairement circonscrit est accusé de tous les maux de la société. Pour que les choses s’améliorent ce groupe doit abandonner son identité malsaine et refluer socialement au profit de ceux qui n’en font pas partie. Les discours antisémite et antijaphite sont identiques dans leur logique réductrice, leur structure simpliste et leur vocabulaire dévalorisant. Leur différence fondamentale tient à la résilience de leurs victimes respectives.]
4. L’antijaphétisme et l’antisémitisme : une même origine, une même logique
Le terme « antijaphétisme » est un néologisme tiré de la Bible. Nous savons que Noé avait trois fils : Sem, Cham et Japhet. Selon la tradition biblique, Sem serait l’ancêtre des Sémites, Cham celui des Africains et Japhet celui des Européens. Ceux qui n’aiment pas les Sémites sont des « antisémites » et dans le même ordre d’idée, si nous restons dans la classification biblique, nous pouvons dire que ceux qui n’aiment pas les Européens sont des « antijaphites ».
La comparaison entre l’antisémitisme et l’antijaphétisme nous paraît justifiée pour plusieurs raisons :
- Dans les deux cas, le raciste fonde sa réflexion sur l’altérité physique et identitaire, réelle ou supposée d’un groupe humain (symptomatiquement, par exemple, le nez des Juifs ou les cheveux blonds des Autochtones feront l’objet des mêmes « blagues » idiotes).
- Dans les deux cas ce groupe humain est accablé par une représentation caricaturale de son passé (le Juif usurier, la France négrière…)
- Dans les deux cas, cette représentation caricaturale a pour objet de rabaisser, de culpabiliser mais aussi de montrer la permanence de comportements odieux jusqu’à l’époque actuelle (l’antique « usure juive » explique la « finance juive », comme le colonialisme d’autrefois explique le racisme d’aujourd’hui)
- In fine la permanence de l’identité du groupe avili explique globalement les malheurs du temps présent. Pour le bien de tous, il faut donc éradiquer cette identité malsaine (la « pensée talmudique » ou « l’idéologie française ») et repousser le groupe malfaisant des secteurs stratégiques de la société qu’il pervertit de sa présence hégémonique (l’armée ou la presse en 1880, les médias ou la politique en 2015).
Au contraire du racisme pulsionnel, l’antisémitisme et l’antijaphétisme se présentent comme des systèmes construits, sensés expliquer l’Histoire mais aussi la situation des « exploités », des perdants ou des « discriminés » d’aujourd’hui. La revendication de ces systèmes peut se réduire à peu de mots : « laissez la place !». En laissant leur place, hier les Juifs, aujourd’hui les Autochtones, permettront plus de justice sociale, moins de discriminations, un réel « vivre ensemble ». On nous explique qu’il faut plus de représentants des « minorités visibles » (et moins d’Autochtones !) aux conseils d’administration des entreprises, dans les médias, en politique, dans les grandes écoles… Les minorités visibles ne sont pas responsables de leurs insuccès ou de leur incapacité à pénétrer les secteurs stratégiques de la société : c’est qu’elles subissent des injustices, des « crispations » et des discriminations multiples de la part des Autochtones. Ce n’est donc que justice si, au nom du « vivre ensemble », des quotas forcent ces derniers à laisser la place, pour le bien de tous, et notamment de la République égalitaire, neutre et innocente de tout cela.
« Laisser la place » : c’est ce que les antisémites républicains voulaient des Juifs dans les années 1880, c’est ce que les antijaphites républicains veulent des Autochtones aujourd’hui. Et cela pour les mêmes raisons : résoudre l’agitation sociale et l’incapacité à faire « vivre ensemble » des gens qui se sentent « différents ». Mais y croient-ils seulement, ces républicains ? Car derrière tous ces discours artificiels, toute cette construction qui ne vise au final qu’à détourner sur des innocents la violence contenue dans une société qui s’effondre, il n’y a au fond qu’une pitoyable lâcheté de gens qui n’assument pas leurs responsabilités.
Les discours antisémite et antijaphite sont donc identiques dans leur logique, leur structure et leur vocabulaire. Leur différence fondamentale ne réside pas en eux-mêmes mais en la résilience de leurs victimes.
Le peuple juif a été un peuple solidaire qui a répondu de manière unitaire au défi antisémite. Si Dreyfus a été jugé innocent c’est aussi en raison de la mobilisation de personnalités juives importantes. Le succès du sionisme dénote une conscience aigue d’appartenance à un groupe spécifique, conscience légitime qui est aujourd’hui partagée par de nombreux Juifs. Nous pouvons dire que les Juifs, au temps de Dreyfus, ont fait bloc et l’ont emporté parce qu’ils faisaient bloc.
Les Autochtones de France ont à l’évidence une conscience d’appartenance équivalente à la conscience juive. Cependant, ils n’ont aucune structure les organisant, ils n’ont aucune unité, ils n’ont aucune solidarité. Ou plutôt, ils se pensent organisés à travers la République, unis dans la République, solidaires par la République, c’est-à-dire précisément à travers un régime politique qui profite du système d’avilissement, qui en est même souvent à l’origine. Dès lors, il est probable que l’antijaphétisme actuel aura des conséquences plus cruelles que l’antisémitisme des années 1880-1890.
En résumé…
L’antisémitisme moderne succède à l’antjudaïsme chrétien dans les années 1880, au moment où la République s’installe et est confrontée à ses premières difficultés. Les antisémites accusent les juifs de se comporter comme une « race distincte » du reste de la nation et d’avoir ainsi, grâce notamment à la presse et à la finance qu’ils dominent, accaparé une « puissance » redoutable qui déstabilise la nation.
Les antisémites républicains signifient ainsi que les juifs, sortes d’étrangers de l’intérieur, n’ont pas respecté le « pacte républicain » qui leur accordait la citoyenneté et l’égalité en échange de la dissolution de leur « nation ». A travers la République bernée, les républicains se sentent trompés (syndrome du cocu par procuration) et éprouvent un ressentiment qui explique leur antisémitisme. Cet antisémitisme n’appréhende jamais la violence contenue dans les principes républicains énoncés par Clermont-Tonnerre et innocente la République d’un échec qui repose, selon ces républicains, entièrement sur les Juifs. Le modèle de société prôné par les républicains garde ainsi sa légitimité.
Tout change avec l’affaire Dreyfus. Certains républicains persévèrent dans leur antisémitisme alors que d’autres, conscients que ce système d’avilissement se retournera finalement contre la République, versent dans un double déni. Ils ignorent désormais les Juifs en tant que groupe spécifique et distinct, ils ignorent le naufrage des principes républicains assimilateurs. Hypocritement, ils prétendent ne voir que l’Homme. Leur vocabulaire se transforme radicalement.
A partir de 1949, date à laquelle la République reconnaît l’Etat d’Israël, les républicains cessent d’ignorer la « nation juive » de France. Ils reconnaissent son droit à disposer d’instances représentatives ainsi que son droit à être solidaire d'un Etat étranger. Ils soldent ainsi un contentieux dont ils n’étaient pas sortis vainqueurs. Ce sera la fin définitive de l’antisémitisme républicain… et le début de l’antijaphétisme républicain.
L’antijaphétisme apparait dans les années 1980. Sa fonction est la même que l’antisémitisme : expliquer les désordres sociaux et l’incapacité à construire une société hétérogène harmonieuse.
Avec l’antijaphétisme c’est le peuple autochtone qui devient le peuple bouc émissaire, le peuple sacrifié sur l’autel des intérêts républicains. La République ne le reconnaît pas mais l’accuse : il est LE grand responsable de l’échec du « vivre ensemble ».
Tout système d’avilissement a pour conséquence de désamorcer les consciences et d’exposer à la violence celui qui en est victime. La République sera comptable du sang versé. Cependant, il n’est pas trop tard pour faire machine arrière. La reconnaissance du peuple juif a permis à la République de solder son antisémitisme. La reconnaissance du peuple autochtone peut seule lui permettre de solder son antijaphétisme. En aura-t-elle seule le courage, ou faudra-t-il la forcer ?
Antonin Campana