[Derrière l’affaire Dreyfus il y avait les conceptions républicaines de la citoyenneté. La culpabilité de Dreyfus « prouvait » que la citoyenneté était liée à l’identité. L’innocence de Dreyfus, « prouvait » que la citoyenneté pouvait être détachée de l’identité. Pour sauver la République, certains républicains se sont ralliés au dreyfusisme et ont renié leur antisémitisme, d’autres ont persévéré et ont évolué vers des idéologies « fascisantes»]
1. L’affaire Dreyfus : le républicain cocu, mais content
Les ouvrages scolaires font de « l’Affaire » un problème relatif à l’innocence d’un homme injustement accusé parce que Juif. Si l’on observe attentivement les faits, on ne peut que s’apercevoir que c’est moins l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus qui intéresse les protagonistes de l’Affaire, que les potentialités politiques d’un jugement l’innocentant ou le condamnant.
Si le mouvement antisémite a rapidement compris les avantages à utiliser l’Affaire contre les Juifs, l’engagement des républicains en faveur de Dreyfus a été assez long à venir. L’Affaire commence en 1894, Zola ne s’engage en défense que vers fin 1897 (le J’accuse est de 1898). Il est précédé de quelques jours par Clémenceau et il est suivi très près par les « Intellectuels », dont Péguy, puis par Jaurès, à partir d’août 1898 seulement, voire plus probablement fin 1898. Cela paraît bien tardif : Clémenceau qui en 1894 voulait la mort de Dreyfus en est encore à dire, début novembre 1897, qu’il ne veut plus entendre parler du « traître Dreyfus ». Zola, quant à lui, prend partie trois ans après la condamnation à la déportation de Dreyfus ! Jaurès, qui en 1894 dénonçait à la Chambre l’action d’une « puissance juive » qui aurait évité le peloton d’exécution au capitaine, attendra encore davantage. En fait la position des républicains bascule au cours de l’année 1898. Pourquoi ?
La légende dorée de Clémenceau voudrait que celui-ci ait eu une révélation après une conversation avec Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, début novembre 1897. Celle de Zola affirme que l’écrivain, bien qu’ignorant tout de l’affaire, se décide en moins de quinze jours, fin novembre 1897, après une conversation avec le même Scheurer-Kestner, décidément bien persuasif. Jaurès, quant à lui, refuse encore en janvier 1898 de choisir entre les « cléricaux » et le « capitalisme juif », mais se décide enfin après un rebondissement dans l’affaire (le faux Henri) mais surtout peut-être en raison du départ de Zola pour Londres (18 juillet), départ qui donne à un Jaurès intrigant la tête du mouvement dreyfusard.
Il faut remettre ces revirements dans le contexte de l’époque pour mieux les comprendre.
La situation politique est explosive : l’instabilité ministérielle (5 gouvernements entre 1893 et 1896), l’instabilité présidentielle (3 Présidents se succèdent en deux ans, 1894 et 1895), l’instabilité sociale, les scandales à répétition… font croître un antisémitisme de plus en plus organisé et de plus en plus autonome (Ligue antisémite française dès 1889, journaux à forts tirages comme la Libre Parole…). La « rue » peut mettre en danger la République et les contestations fragilisent politiquement les partis « de gouvernement ».
D’autre part, le discours du mouvement antisémite est de plus en plus corrosif pour la République. Il expose en substance que Dreyfus a trahi parce que Juif, qu’il n’est donc pas véritablement Français. Or cette position remet frontalement en cause l’universalisme républicain, donc les fondements de la République, chose que les antisémites de gauche s’étaient toujours refusés à faire, préférant, nous l’avons vu, avilir injustement la « juiverie » plutôt que reconnaître le caractère contre nature du projet républicain assimilateur et de ses principes enracinés dans 1789.
Enfin, un mouvement antisémite organisé et croissant, électoralement représenté, pouvait faire perdre de nombreux strapontins aux modérés, aux radicaux et aux socialistes, en même temps qu’il était un risque pour le régime. De nombreux républicains s’inquiètent pour la République (et pour leur carrière), on commence à parler « défense républicaine » (nom du futur gouvernement Waldeck-Rousseau).
Tout cela obligeait donc à réagir : ce ne pouvait être qu’en faveur de Dreyfus, au prétexte de Dreyfus.
L’axe de la contre-attaque va être double :
D’une part prouver l’innocence de Dreyfus. Cela allait permettre de démontrer qu’un Juif pouvait être un vrai Français. L’universalisme républicain serait ainsi justifié et le bien fondé d’une citoyenneté émancipée de l’identité et réduite à la seule appartenance juridico-administrative ne ferait plus débat.
D’autre part sortir du système de représentation antisémite, fondé sur les appartenances identitaires et la description d’une judaïté caricaturée. On se souvient que de nombreux républicains, dont les têtes du mouvement dreyfusiste, avait eux-mêmes véhiculé sans retenue ce système de représentation caricaturale du Juif (exprimant ainsi ce que nous avons nommé le « syndrome du cocu par procuration »). Persévérer dans ce système de représentation fondé sur les appartenances identitaires risquait à terme de saper la République et ses « valeurs ». Les dreyfusistes, dans le sillage de Zola, allaient « oublier » les appartenances particulières pour privilégier les catégories et les principes universels. Derrière Dreyfus, ce n’était plus un « Juif » qu’il fallait voir, mais l’Homme. Le combat ne concernait pas un Juif, il était universel car il n’était pas un homme dont l’innocence ne pouvait être bafouée par l’arbitraire. C’est « au nom de l’humanité qui a tant souffert », contre un « sacrifice humain d’un malheureux» que Zola croise le fer. C’est à une « universelle fraternité » qu’il dit aspirer. Quelques semaines après J’accuse est créée la Ligue des droits de l’homme et avec elle s’élabore la stratégie dreyfusiste défendant l’Homme pour faire oublier « le Juif ». Dès lors, l’Affaire prend une dimension universelle : tout homme est Dreyfus. Elle sort ainsi du cadre étroit défini par l’antisémitisme et rend obsolète son système explicatif.
On le sait, tous les républicains ne vont pas adhérer à cette stratégie pourtant conforme aux intérêts de la République mais qui supposait un double déni de réalité. Il fallait comme auparavant ne pas « voir » le caractère erroné des principes républicains, seuls à même pourtant d’expliquer la persistance du peuple juif au sein de la République. Mais il fallait aussi, maintenant, ne plus « voir » cette « nation juive », cette « juiverie » que les républicains avaient si souvent pointée du doigt. Cela était d’autant plus difficile que les Juifs eux-mêmes, à travers l’Alliance israélite universelle mais aussi le sionisme naissant, s’affirmaient désormais comme un peuple à part entière. L’occultation schizophrénique d’une réalité gênante demandait un revirement sémantique complet. Dès 1899, les références à un «peuple distinct » (le « capitalisme juif », la « finance juive », la « solidarité juive », « le juif exploiteur »…) allaient disparaître du discours de nombreux républicains. D’autres, au contraire, ne consentiront jamais à cette cécité volontaire et perpétueront la pensée antisémite destinée à s’incarner bientôt dans le fascisme naissant. Pourtant il y avait, entre le déni et l’avilissement, une troisième voie qui était celle de l’acceptation et de la reconnaissance de ce peuple spécifique dont le sionisme s’imposera bientôt comme le porte-parole.
Cette République schizophrène, se sachant cocue mais semblant contente de l’être, allait perdurer ainsi, avec bien des déboires et quelques retours fracassants à l’antisémitisme d’autrefois, pendant une cinquantaine d’années. En 1949, la France reconnaissait l’Etat d’Israël, et à travers lui l’existence d’un peuple juif constitué des Juifs du monde entier, y compris donc de France. Par cela la République reconnaissait enfin aux Juifs le droit de faire partie d’une nation juive distincte de la République française, entérinait l’échec de ses idéaux et fermait une parenthèse ouverte par la Révolution.
Dans les années qui vont suivre, la République boira la coupe jusqu’à la lie. En reconnaissant l’Etat d’Israël, elle avait accepté l’idéologie sioniste qui le constitue, s’obligeant à ignorer que cette idéologie renvoie Clermont-Tonnerre et ses principes républicains stupides dans les poubelles de l’Histoire. Bientôt, selon un rite immuable, tous les Présidents de la République iront chaque année à Canossa, dans des dîners communautaires où ils feront semblant de ne pas entendre des citoyens français déclarer qu’ils font partie d’un peuple particulier, qui n’est pas le peuple français, qu’ils rêvent d’une terre particulière, qui n’est pas la terre de France et qu’ils sont solidaires d’un Etat étranger qui n’est donc pas l’Etat français.
(A suivre)
Antonin Campana