[Le pacte républicain obligeait la « nation » juive à se dissoudre dans la République. Le projet était irréalisable et son échec a été imputé aux Juifs et non aux principes erronés de la République. Le peuple juif a donc été décrit comme un corps étranger inassimilable, dont l’altérité était la cause principale des malheurs de la République : c’est la naissance de l’antisémitisme]
1. le syndrome du cocu par procuration, élément déclencheur de l’antisémitisme
L’antisémitisme apparaît en France à partir des années 1880, au moment où la République s’affirme et s’installe de manière définitive. Auparavant, dans la société d’ancien régime et chez les catholiques, existait un antijudaïsme à fondement religieux, établi sur la conviction d’un « peuple déicide » ayant perdu, au profit de l’Eglise, la prééminence liée à la « Promesse ». Le débat était essentiellement théologique et souvent motivé par une volonté de convertir. A partir des années 1880, cet antijudaïsme, comparable à l’anticléricalisme républicain, s’estompe au profit de l’antisémitisme. Dès lors, la problématique n’est plus religieuse mais « nationale ». Même un Drumont s’en prend très peu à la religion juive : toutes ses flèches vont aux Juifs en tant que groupe spécifique étranger à la communauté nationale.
Le caractère simultané de l’installation de la République et de l’apparition de l’antisémitisme a souvent été rapporté mais jamais, à notre connaissance, un rapport de cause à effet a été clairement envisagé (encore que l’historien Michel Winock semble voir dans le « triomphe définitif des républicains sur leurs adversaires monarchistes et cléricaux » un des facteurs qui a nourri un « courant antisémite »)[1]. Ce rapport est pourtant évident.
Rappelons tout d’abord que dans les années 1880 et au moins jusqu’à l’affaire Dreyfus, le sentiment antisémite est unanimement partagé, peu ou prou, sur l’ensemble de l’échiquier politique républicain. On le repère bien sûr assez facilement chez des gens comme Barrès, Rochefort ou Déroulède mais aussi chez de nombreux socialistes, boulangistes, libéraux, radicaux, anarchistes et syndicalistes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser aujourd’hui, l’antisémitisme sévit d’ailleurs plutôt moins chez les monarchistes et les cléricaux, qui en restent à leur antijudaïsme traditionnel, que chez les républicains radicaux. Poliakov peut ainsi affirmer avec raison : « sous la IIIe République l’agitation antijuive reste d’abord, comme par le passé, le fait de la « gauche » anticléricale »[2].
Si l’on se réfère à la littérature antisémite on s’aperçoit très rapidement que les Juifs sont principalement accusés non pas, comme autrefois, d’avoir fait crucifier le Christ mais de constituer un « corps étranger » (Drumont), , une « classe d’hommes » (Jaurès), « un petit peuple égoïste et dur » (Benoit Malon, La Revue Socialiste, juin 1886), une « juiverie (…) réunion extraordinaire de nez typiques » (Zola, L’Argent), une « race juive » (Jaurès), bref une « race distincte des Celtes » (Clémenceau, l’Aurore 10 juin 1898) et inassimilée : un peuple « sémite ».
L’antisémite des années 1880 n’attache aucune importance au Talmud, à « l’Election » ou à la Torah : ce qu’il n’accepte pas, c’est que les Juifs puissent constituer un corps étranger dans l’organisme français, un peuple dans le peuple, une « nation dans la Nation ». Pour l’antisémite, cette altérité est d’autant plus exaspérante que cette « nation » s’est hissée, selon lui, à des postes qui lui permettent de dominer la société française. La France serait devenue « juive » et la République se serait « enjuivée ». Pour Auguste Chirac, les Juifs sont les véritables « rois de la République ». C’est le point de vue constamment développé par ceux, de Drumont à Jaurès, qui manifestent de l’hostilité aux Juifs :
« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique. (…) En France, l’influence politique des juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus.» (Jaurès, La Dépêche de Toulouse, 1er mai 1895).
La raison de cette réussite extraordinaire des Juifs ne tient pas à leurs qualités mais à une solidarité discriminante. Jaurès affirme ainsi (mais un Jules Guerin tient les mêmes propos) que les juifs forment une « race » qui serait « concentrée »[3], que les juifs « votent en bloc comme juifs » en ayant à l’esprit leur propres intérêts[4], que les juifs sont habitués depuis des siècles « à la pratique de la solidarité », ce qui leur fait exercer une action « redoutable » sur la société[5]…
Cette solidarité des Juifs avec leur propre peuple (assimilable à un « sentiment de franc-maçonnerie » selon les frères Goncourt) est la cause de nombreux problèmes pour la République et pour la France : « J’estime que la juiverie politique et financière qui nous ronge est la plus grande plaie sociale du jour » (Jaurès encore[6], mais le propos aurait pu être tenu par n’importe quel antisémite. Un Drumont n’écrivait pas autre chose).
Il y a beaucoup d’amertume et de ressentiment dans ces propos antijuifs. Le grand reproche adressé aux Juifs est qu’ils forment toujours une « nation dans la nation », un peuple dans le peuple : un peuple distinct dont les membres seraient solidaires des seuls Juifs et non des Français en général, qui voteraient et agiraient dans l’intérêt du seul peuple juif et non dans celui de la France. Toute l’hostilité manifestée à l’égard de l’Alliance israélite universelle (fondée en 1860, en France) s’explique de ce point de vue : l’Alliance incarne concrètement le peuple juif, le corps étranger dans la nation.
Comment expliquer les sentiments antisémites de nombreux républicains et comment expliquer la conjonction de l’émergence de l’antisémitisme et de l’installation de la République ?
Pour le comprendre il faut en revenir aux principes fondamentaux de la République, tels qu’énoncés par Clermont-Tonnerre en décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’Etat ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens ». La République demande au peuple juif de se dissoudre en elle et, en échange, accorde aux juifs, en tant qu’individus, la liberté, l’égalité et la fraternité de tous les Français. C’est donnant-donnant : disparition de la « nation » juive contre accession à la citoyenneté.
La République propose donc aux Juifs un « contrat social » qui fera d’eux des Français à part entière. Or les républicains des années 1880 prétendent précisément que les Juifs forment toujours une « nation », un « corps », un « ordre », bref : un « corps intermédiaire » unitaire et solidaire, s’interposant entre l’Etat et l’individu et donnant à ceux qui le composent des moyens « redoutables » d’action sur la société. Ces républicains signifient donc que les Juifs n’ont pas respecté le « pacte républicain ». Ils ont profité des avantages de la citoyenneté consentie (la liberté, l’égalité, la fraternité du corps social) pour prendre les meilleures places, mais, ceci expliquant cela, ils n’ont pas respecté la contrepartie nécessaire qui était de ne plus faire un corps distinct dans la nation. L’antisémite républicain développe un syndrome du cocu par procuration : il se sent personnellement cocufié à travers une République qu’il pense trompée et ridiculisée par un peuple qui ouvertement ne respecte pas ses engagements et sa part du contrat. C’est le point de départ d’un ressentiment puissant qui charpentera l’antisémitisme moderne.
Le « constat » de la rupture du « pacte républicain » par les juifs aurait du normalement obliger ces républicains à de sévères remises en cause… de la République. Car comment, dès lors, ne pas admettre que l’édifice républicain bâti sur l’idée d’un « corps d’associés » composé de citoyens « sans distinction » est utopique et contraire aux réalités ? Comment ne pas admettre que cette idée de dissoudre la « nation » juive dans la République contenait en elle une violence extraordinaire qui ne pouvait qu’entraîner, de la part des Juifs, une résistance et une cohésion communautaire légitimes ? Plutôt que remettre en cause la République et ses principes, ces républicains ont remis en cause les Juifs. Ce n’était pas les principes républicains qui étaient absurdes, ce n’était pas le projet qui était irréalisable : tout venait des Juifs qui trichaient, qui ne « jouaient pas le jeu », qui n’honoraient pas leur part du contrat et trahissaient ainsi leur parole et la France.
Dès lors il était facile de mettre sur le compte des Juifs non seulement leur difficulté d’intégration mais aussi les difficultés de tous ordres que rencontrait une République encore fragile : l’instabilité politique, la rapacité d’un capitalisme exploiteur, les scandales, la corruption… La République était exonérée de toute responsabilité et la « juiverie », véritable bouc émissaire, était chargée de tous les péchés. L’antisémitisme avait l’immense vertu d’innocenter la République dans ses rapports avec les Juifs, de protéger les principes et les valeurs des Pères fondateurs, d’absoudre le système de gouvernement des dérives politiques, financières, sociales, économiques… Plus les échecs républicains s’accumulaient, plus la situation sociale et économique devenait problématique, plus les Juifs étaient rendus responsables. De Drumont à Jaurès, on ne manquait jamais d’insister sur le rôle néfaste des Juifs, maîtres de la finance, de la presse, de la politique, du « mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion » (Jaurès).
Ainsi indéniablement, si l’antisémitisme n’est pas contenu dans l’idéologie de 1789, il en est une conséquence. L’antisémitisme est né en République, mais aussi de la République. Nous pouvons donc valablement le définir comme « républicain ».
Le véritable tournant de cet antisémitisme républicain se produira avec l’affaire Dreyfus.
(A suivre)
Antonin Campana
[1] Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil 1982
[2] Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1981
[3] Jaurès, discours au Tivoli, cité dans La Petite République, 9 juin 1898
[4] Jaurès, La Dépêche de Toulouse ,1er mai 1895
[5] Jaurès, La Petite République, 13 décembre 1898
[6] Jaurès, La Dépêche de Toulouse, 13 mai 1895